samedi 24 octobre 2020

Quelques pistes pour penser l'islamophobie

Une différence fondamentale entre les dictatures modernes et toutes les autres tyrannies d'autrefois est que la terreur ne sert plus à exterminer et à épouvanter les adversaires  mais à gouverner des masses parfaitement dociles.

- Hannah Arendt,  Les Origines du Totalitarisme : Sur l'Antisémitisme, Seuil p.24


De manière brutale le mot d'islamophobie est devenu suspect. La folie qui s'est emparée d'une partie de la classe politique semble faire entendre que toute personne employant ce terme et la "rhétorique" qui l'accompagne est suspectée de facto de "collaboration" avec "l'ennemi" ...

Sur ce point l'article de Marianne ( que l'on peut dorénavant sans difficulté qualifier de journal populiste d'extrême droite ) est révélateur : "Islamisme", "islamophobie", "islamo-gauchisme" : les mots tabous qui changent après l'attentat de Conflans.


 

Pourtant c'est bien d'islamophobie dont je vais parler. C'est précisément parce que ce mot semble être devenu suspect qu'il est urgent d'en parler. Nous avons le devoir de penser ce qui est en train de se passer en France.

Nous avons depuis plusieurs dizaines d'années déjà une montée progressive de la peur de l'Islam et de l'immigration, associée à un racisme anti-arabe ( par amalgame entre l'origine "ethnique" et la religion ) qui a atteint un point critique avec les attentats terribles de 2015.

Il semble que l'assassinat de Samuel Paty ait fait sauter le couvercle d'une marmite qui bouillait depuis bien longtemps. Des personnes qui, il y a encore à peine deux semaines, n'auraient jamais osé critiquer l'idée d'islamophobie font, aujourd'hui, ouvertement et sans honte l'amalgame entre Islam et terrorisme. Des personnes qui hier étaient considérées comme des "républicains" tout à fait honorables sont aujourd'hui traitées de "collabos" à la solde du terrorisme islamique, voire d'avoir armé avec des "mots" ceux qui ont commis les attentats de 2015 ...

On a assez justement parlé d'une soudaine "extrême droitisation" de la classe politique. Je crois surtout qu'il y a là une peur et une haine qui se sont longtemps tues et qui éclatent au grand jour pour certains, et pour d'autres, une opportunité politique à saisir : quoi de mieux qu'un ennemi commun pour unir une nation et instaurer un pouvoir fort ? Est-ce un hasard si cette explosion soudaine de haine anti-arabe advient à la suite d'une "lutte" contre le COVID ( et non "la", l'Académie Française peut aller se faire voir )  qui a été marquée par la terminologie guerrière ( ridicule du couvre-feu quand aucun lit n'ont été ouverts dans les hôpitaux alors que la demande est pressante ) et les appels à la "collaboration" de toute la nation ?

La citation d'Hannah qui ouvre cette article avait pour but de pointer l'usage parfaitement abusif des mesures de contrôle de la population exercées actuellement par le gouvernement de "Jupiter".

Nous ne sommes pas en guerre. Ni contre le covid ( qui est un virus ), ni contre les musulmans ( qui ne sont pas nos ennemis ). Même la lutte contre le terrorisme ne justifie pas de telles mesures, et encore moins de tels propos. La guerre civile est le plus grand des mots disait Pascal, et s'il y a une guerre qui nous pend au nez, c'est malheureusement elle.


Dans ce contexte on peut se demander si la théorie complotiste et raciste du Grand Remplacement n'est pas en marche pour jouer un rôle similaire aux Protocoles des Sages de Sion à l'époque de la montée du nazisme ... Eric Zemmour est un habitué de cette rhétorique, il dispose d'un boulevard médiatique sidérant, bénéficie d'une popularité croissante chez les français, et a été appelé par Macron lui-même à la suite d'une "agression" verbale, lui qui est régulièrement inculpé pour provocation à la haine raciale ...

D'un côté un Zemmour semble collectionner en toute quiétude les condamnations, ne devant verser à chaque fois que quelques milliers d'euros ( ce qui n'est pas un problème pour lui ), alors même que ses propos haineux sont écouté chaque semaine par des millions de français, de l'autre, une jeune femme de 19 ans se fait condamner à 4 mois de prison avec sursis pour avoir dit que Samuel Paty méritait de mourir dans un commentaire sur Facebook. Il est indéniable que tenir de tels propos est stupide, choquant et inacceptable. Mais nous parlons d'une personne de 19 ans, parfaitement inconnue, qui a reconnu avoir agit dans la précipitation, "sans réfléchir", et regrette ses propos, quand  de l'autre côté nous avons une personne qui dispose d'une rhétorique bien huilée, d'une carrière de 34 ans dans le monde médiatique, et d'un discours de provocation à la haine populaire et bien connu de tous.

Deux poids, deux mesures. Et pourquoi ? Pourquoi une telle disproportion ? La raison est bien simple : le musulman est l'ennemi, et l'ennemi de mes ennemis est mon ami, quand bien même ce serait un ignoble et dangereux misogyne, raciste et révisionniste.

Depuis plus de cent ans, l'antisémitisme s'était lentement et progressivement infiltré dans presque toutes les couches sociales de presque tous les pays d'Europe, jusqu'au jour ou il devint brusquement la seule question susceptible de créer une quasi-unanimité dans l'opinion.

-- Hannah Arendt, op. cit. p.56

Il est assez effrayant de penser que cette analyse d'Arendt a quelque chose de tout à fait actuel. Nous savons tous à quel point la démocratie moderne est minée par les divisions, les désaccords, la complexité des défis à relever ( nous pensons surtout à l'écologie ) qui dépassent de loin les problèmes auxquels sont confrontés la majorité d'une population écrasée par une précarité économique et sociale grandissante.

Ce n'est pas que la peur qui est le moteur de la haine, mais aussi le ressentiment. Or ce ressentiment vise généralement les puissants, les "ultra-riches", la minorité qui détient la majorité des richesses mondiales et qui s'enrichit encore plus d'année en année.

Problème : nos représentants au gouvernement s'ils n'appartiennent pas nécessairement à cette classe sociale ( celles des ultra-riches ) font depuis bien longtemps déjà une politique en leur faveur. C'est la "startup nation" de  notre président "jupitérien".

 


Dans ce contexte le covid et le terrorisme sont des aubaines inestimables : on peut désormais mettre en place, avec l'accord d'un peuple qui il y a quelques mois encore s'entêtait à râler contre le pouvoir en place et déguisé de gilets jaunes, toutes les mesures coercitives nécessaires pour rendre les manifestations futures difficiles, voire "honteuses". Le temps est l'union républicaine contre le covid et l'Islam en France, et qui se lèvera contre cela sera taxé d'horrible "collabos" ( c'est le monde à l'envers ) ou de traître à la Nation !

Hannah Arendt disait que les partis antisémites avaient ceci de particulier qu'ils « fondèrent immédiatement une organisation supranationale de tous les groupements antisémites d'Europe, en dépit des slogans nationalistes courants, à l'opposé desquels il se situaient ouvertement » (op.cit. p.79).

Il assez effrayant de constater que la rhétorique aussi bien racialiste que profondément misogyne de l'alt-right américaine envahit progressivement l'espace public français. Une rhétorique populacière et fondée sur le ressentiment  dont le plus grand représentant au pouvoir est l'inénarrable Donald Trump :

La populace est avant tout un groupe où se retrouvent les résidus de toutes les classes. C'est ce qui rend facile la confusion avec le peuple qui, lui aussi, comprend toutes les couches de la société. Mais tandis que peuple, dans les grandes révolutions, se bat pour une représentation véritable, la populace acclame toujours "l'homme fort", le "grand chef". Car la populace hait la société, dont elle est exclue, et le Parlement, où elle n'est pas représentée.

-- Hannah Arendt, op. cit. p.190

Est-ce un hasard si le gouvernement de Macron est également celui qui a récemment fait un pas en arrière considérable en matière de féminisme avec la déplorable sortie de Blanquer sur ce que doit être une tenue républicaine ?

mercredi 10 juin 2020

Le pari de la raison

J’ai lu récemment un court débat qui m’a particulièrement frappé par, comment dirais-je, son classicisme ? Sa naïveté peut-être ? Mais aussi par l’usage surprenant qui est fait des autorités invoquées. Ce débat a ceci de fascinant qu’il montre très bien tout ce qui n’est pas vu, il y a comme un énorme angle mort qui brille par sa présence tout le long de l’entretien.

Voici l’article en question :

Débat: Marie-Pierre Frondziak – Thibault Isabel “Freud et le religieux”
 


Pour résumer à grands traits Marie-Pierre Frondziak défend une posture rationaliste radicale quand Thibaut Isabel semble vouloir laisser à l’imagination quelques vertus régulatrices face à une raison qui serait sans elle bien trop sèche. Sa manière de présenter la relation entre la raison et l’imagination rappelle quelque peu le stade esthétique de Kierkegaard :
Être rationnel est une très bonne chose, dans l’existence profane ; être raisonnable n’est jamais un mal non plus, sur le plan de la sagesse et de la conduite de sa vie. Mais, si toute notre existence se ramenait à la froide raison spéculative, plutôt qu’à des formes intuitives, imaginatives et créatives de la raison, notre contact avec le monde extérieur en serait affadi. Le fantasme est un signe d’immaturité, parce qu’il refoule le réel ; mais l’imagination a malgré tout ses vertus : loin de nous isoler en nous-mêmes, elle nous connecte à la vie dans son flux incessant.
Chez Kierkegaard la pensée est centrale dans le stade esthétique, tout tourné qu’il soit vers la question du désir, de la vie, du jeu et de l’amour, il s’agit à chaque fois d’un dépassement du réel par l’idéalisation, par l’esprit, par la réflexion, mais aussi la créativité et l’art ( soumis quelque part, ici, à une forme de rationalité ).

C’est ce qui ressort particulièrement de cette phrase de Thibaut Isabel : mais, si toute notre existence se ramenait à la froide raison spéculative, plutôt qu’à des formes intuitives, imaginatives et créative de la raison

C’est un débat entre deux rationalistes au sens où les deux intervenants placent la raison au-dessus de tous les autres ordres de la vie humaine.

Marie-Pierre Frondziak semble quand à elle tellement centré sur la question du religieux qu’elle semble totalement ignorer la question du spirituel non seulement en soi, mais également au sein même des religions : la religion semble ici n’avoir pour seule but et unique raison d’être que la justification d’interdits moraux qui ont fait leur temps.

Dans une telle vision la religion ne semble avoir d’autre rôle que celui de jouer le rôle de Père la morale et de moyen de supporter une vie difficile par les illusions qu’elle procure.

Il est évident que les religions, ou les spiritualités, servent à cela à un niveau collectif ( ordre moral ) et à un niveau individuel ( illusion des arrières mondes ), mais prétendre que c’est leurs seules fonctions est une erreur.
Premièrement, peut-être, parce qu’elles n’ont peut-être pas fondamentalement de fonction. Les spiritualités sont omniprésentes dans la vie des hommes et dans absolument toutes les sociétés ( y compris rationalistes … ). Cela devrait nous interroger…

C’est en découvrant Pascal il y a maintenant plus de 18 ans que je suis arrivé à cette certitude intérieure que si quelque chose est désiré et recherché par les êtres humains depuis des millénaires et sur toute la surface de la terre c’est que cela est important, digne de respect et signe d’une vérité intérieure que l’on ne peut traiter avec le méprisant nom d’infantilisme. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé disait Saint Augustin. Il y a, je crois, une profonde vérité psychologique dans cette phrase : nous connaissons déjà intérieurement ce dont nous avons besoin, ce qu’il nous faut atteindre, rechercher etc.

Prendre en compte cette dimension de la spiritualité à ceci de cocasse qu’elle trouve un écho dans les propos même de Frondziak :
En effet, ceux qui croient en Dieu ne peuvent admettre qu’il n’existe pas et que la religion n’est qu’illusion, car, sinon, leur « monde s’écroule », comme nous le dit Freud. De fait, si l’existence n’a de sens qu’au travers de la religion, la fin de celle-ci est impossible à supporter. A l’inverse, si l’on fait le pari de la raison et du savoir, tout est possible.
Notons tout d’abord la notion de pari qui rappelle sa première référence à Pascal via le “roseau pensant” pour montrer à quel point il y a quelque chose de cocasse à se référer à un tel auteur pour défendre une posture rationaliste alors même que nous avons relu il y a quelques jours à peine ce célèbre fragment des Pensées sur l’ordre du cœur et celui de la raison :
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre (…) et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. – Pascal, Pensées fr.101 ( ed. Le Guern )
Si nous suivons Pascal jusqu’au bout alors devant le constat indéniable qu’il y a dans l’histoire de l’humanité une recherche de Dieu ou des Dieux, des esprits, des anges, des autres mondes ou autres, nous devrions d’abord écouter ce que le cœur nous fait sentir plutôt que d’entendre ce que la raison en conclue en méprisant les apports de ce dernier.

Or, ce qui est particulièrement amusant, c’est que Frondziak exprime bel et bien des attentes similaires à celles des “croyants” : “si l’on fait le pari de la raison et du savoir, tout est possible”.

Comment ne pas voir qu’ici la Raison a gagné le statut de déité, capable d’ouvrir tout le champ des possibles, faisant rêver à un avenir meilleur, à un monde transformé et une vie débarrassée des limites qui nous contrarient ?
Toute personne qui a fait une expérience mystique au moins une fois dans sa vie vous dira à quel point ce moment fut celui d’un extraordinaire ouverture au Tout, un instant de la vie, plus ou moins long, ou l’univers des possibles se présente à nous. Et là il ne s’agit plus du souhait résultant d’un pari ( et aussi célèbre que soit le pari de Pascal il faut encore rappeler que ce dernier avait dépassé cet argument et reconnu son inefficacité dans une démarche apologétique ), mais d’un moment de pur contemplation de cette totalité.
Au fond le rapport de Frondziak à la raison n’est pas tellement différent du rapport des croyants qui n’ont jamais connus d’expérience mystique à Dieu : ils font un pari fondé sur un espoir. Et quand elle part du monde des croyants qui s’écroule s’ils devaient reconnaître qu’il n’est fondé que sur une illusion, elle ne fait que parler de sa propre peur : sa peur que son monde s’écroule si la puissance seule de la raison s’avère impuissante à réaliser les espoirs placés en elle.

Or une vraie expérience de foi est aussi une vraie expérience d’humilité. Si tout est possible, ce n’est pas un pouvoir qui est dans les mains de l’homme. Quand l’homme veut se donner un pouvoir infini il finit généralement par se donner uniquement le pouvoir infini de détruire. Le pouvoir infini de créer n’est pas dans les mains de l’homme, et c’est en sens qu’Isabel a raison de rappeler à sa manière l’importance de l’imagination, de l’instinct, de l’intuition, dans la création, même si tout cela est dit avec une certaine naïveté il y a une reconnaissance de l’impuissance de la raison à créer.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme disait Rabelais. Il n’avait pas tort.