jeudi 3 juin 2004

Un Aristophane sous l'oreiller de Platon

Cet article est la reproduction d'une dissertation de philosophie datant de 2004, si mes souvenirs sont bons, dans le cadre d'un cours de madame Catherine Chevaley sur Nietzsche ( note de 2019).

« On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l'ont fait en se jouant. C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S'ils ont écrit de politique, c'était comme pour régler un hôpital de fous. Et s'ils ont fait semblant d'en parler comme d'une grande chose, c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu'il se peut. »

— Pascal, Pensées fr. 472-533 (éd. Le Guern-Lafuma[1])

Représentation des Grenouilles d'Aristophane


Nietzsche nous rapporte[2] une anecdote sur la mort de Platon qu'il juge lui-même heureuse: sous l'oreiller de son lit de mort on aurait retrouvé un Aristophane. Qu'importe que l'anecdote soit ou non vérité historique, prenons-la pour ce qu'elle entend transmettre: sa valeur symbolique. Aristophane est reconnu pour être l'un des plus grands poètes comiques de l'Antiquité grecque; Platon est traditionnellement reconnu comme étant le père de la philosophie occidentale que nous connaissons. Aristophane, parmi les onze pièces qui nous sont restées de lui, a écrit les Nuées dans lesquelles il tourne au ridicule Socrate, un sophiste parmi tant d'autre; Platon érigera ce même Socrate au rang d'incarnation de la Philosophie contre les Sophistes. Un Aristophane sous l'oreiller de Platon? La figure « secrète et énigmatique »[3] du philosophe, et donc nécessairement rigide, s'écroule à s'imaginer qu'elle se déride. Mieux, non seulement le philosophe rit mais il rit de la philosophie même!

Il faut s'imaginer Platon rire du Socrate des Nuées.

La deuxième partie du fragment 472[4] des Pensées de Pascal traite de Platon et d'Aristote, de l'image que nous pouvons nous faire d'eux, de leur rapport aux autres et à eux-mêmes. De tous les fragments qui nous sont parvenus il est le seul qui réunit Aristote et Platon explicitement (déjà peu cité individuellement: cinq occurrences pour Platon, et seulement deux pour Aristote[5]). Pascal ne les cite pas pour exposer leur pensée mais pour exposer leur attitude, leur attitude de philosophe. En effet ce qui est visé par-delà les figures de Platon et d'Aristote c'est l'image même du philosophe, en témoignent les premiers mots du paragraphe: «  On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants » . Le texte prend son départ sur l'image que ces deux philosophes ont laissée aux hommes, l'image d'une philosophie aux traits austères et méprisants. Image tout de suite démentie, les philosophes ne sont pas des hommes froids qui se croient supérieurs aux autres, des hommes reclus dans leurs pensés (leurs « Idées » ?) ignorant le monde qui les entoure, ce sont des hommes « comme les autres, riant avec leurs amis » . Arrêtons-nous là, et rappelons-nous le « je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien » de Socrate. Cette modestie n'est pas fausse, elle est celle d'un esprit qui, ayant poussé au plus loin la question du « pourquoi », se retrouve face à un mur immense: savoir qu'elle est la cause de « tout ce qui existe »[6]. Et ce n'est pas Anaxagore qui risquait de répondre à la question de Socrate en ne faisant que donner les causes physiques. Le « je sais que je ne sais rien » de Socrate c'est « l'ignorance savante »[7] de Pascal, c'est l'homme qui ayant parcouru tout ce que l'homme est capable de savoir a vu, ayant pris conscience de l'infinité qualitative et quantitative de ce qu'il y a à connaître, qu'il ne savait rien. Ainsi les philosophes retrouvent les hommes dans cette « ignorance » qui leur est naturelle, et s'opposent aux véritables « pédants »: ceux qui ont acquis un savoir mais ne sont pas arrivés jusqu'à voir que, aussi grand soit-il, à l'égard de l'infini ce savoir tend vers zéro.

Dès lors le rire du philosophe n'est pas seulement celui de l'homme « comme les autres » et donc capable de rire avec ses amis, ce rire est constitutif de sa qualité propre de philosophe. Le philosophe est l'homme qui se rit de tout, y compris de lui-même: « se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher »[8]. En effet rire c'est établir une distance avec le sujet qui nous interpelle, cette distance est nécessaire à l'esprit critique. Tomber dans « l'esprit de sérieux » c'est le risque de prendre soi-même au piège son propre jugement critique. Le philosophe ne doit pas sacraliser la philosophie, car alors c'est son esprit critique qu'il sacralise, qu'il rend à lui-même intouchable, rigide. On voit la liaison qui s'opère entre le rire (qui doit comprendre l'auto-dérision) et la philosophie[9]: le rire ne rend pas seulement le philosophe « socialement acceptable » mais le rend possible tout court. Sans le rire le philosophe fige sa pensée qui n'a dès lors plus rien de philosophique.

C'est ce qui permet à Pascal de dire que Platon et Aristote ont fait « leurs lois et leurs politique (...) en se jouant »[10]. Ces sujets, qui peuvent sembler des plus importants puisqu'ils règlent les rapports entre les hommes, sont abaissés ici au rang d'amusement. Il ne faut pas y voir un amusement de philosophe, ce serait réduire le rire à une simple méthode philosophique. Non, au-delà des philosophes Platon et Aristote sont des hommes qui rient de leur propre condition. Platon et Aristote sont des hommes « comme les autres » qui, par le rire, se donnent les moyens de philosopher, et par une philosophie bien menée se rendent compte qu'ils sont des hommes « comme les autres » . Le rire naît de l'absurdité, de l'inconvenance du concept à la réalité qu'il suggère. Or nous n'avons pas pour réflexe, nous, êtres humains, de nous considérer de prime-abord « comme les autres », c'est-à-dire comme des hommes, simplement des hommes. Dans l'un des fragments[11] de ses Pensées Pascal présente un « souverain juge du monde » qu'une simple mouche rend incapable d'exercer pleinement sa « puissante intelligence ». On voit tout de suite l'absurdité de la situation, mais le comique ne tient pas seulement à l'ironie qui oppose le roi à la mouche, le comique est d'autant plus puissant qu'il n'est en rien une exagération. Ce qui est absurde ce n'est pas que la mouche empêche cet homme de penser, ce qui absurde c'est que cet homme puisse être considéré comme « souverain juge du monde » . Ce n'est pas la réalité de l'homme qui prête à rire mais l'absurdité de la vision qu'à l'homme de lui-même. Aussi en soi la politique n'a guère d'importance, elle n'est que le jeu d'un ensemble d'hommes qui n'ont pas conscience de jouer. Le théâtre humain est un « hôpital de fous » dont les médecins seraient les philosophes. Quel est leur folie? Croire qu'ils sont des « rois » ou des « empereurs », selon l'exemple de Pascal, c'est-à-dire des hommes chez qui l'image qu'ils ont de leur individu passe avant leur humanité. Ces hommes croient être des rois alors qu'ils ne sont que des hommes qui ont reçu le titre de roi. Et si l'apparence d'être roi passe pour l'être roi c'est uniquement parce que l'imagination excède toujours le pouvoir de la raison... pour notre bonheur ! En effet l'imagination, nous dit Pascal, à « établi dans l'homme une seconde nature »[12], « elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde » . Qui peut nous dire qu'elle est la véritable Justice quand la constitution change d'un Etat à un autre ?[13] La raison étant impuissante à nous dire tout le vrai du monde, l'imagination la dépasse et crée le vrai dont l'homme a besoin. Pourquoi l'imagination? Parce que l'homme doit croire en cette vérité. C'est un besoin « métaphysique » et pratique. Et si le roi venait soudainement à se rendre compte que ce qu'il croit être n'était que le fruit du hasard rendu possible par la coutume (la « seconde nature), s'il prenait dans un moment de lucidité rationelle effrayante conscience de la contingence de son apparition à l'être, et même de la contingence du choix de ce qu'il a décidé d'être? Non seulement il aurait pu ne pas être, mais en plus il aurait pu ne pas être ce qu'il a choisi d'être![14] Et que dire des sujets de ce roi s'ils apprenaient que eux aussi auraient très bien pu être à la place de ce « Souverain juge du monde »? Cette seconde nature est « régulatrice », elle protège l'esprit humain du désespoir d'un monde vide, elle protège les relations humaines par la croyance en une Justice.[15] L'homme se crée une « seconde nature » pour se protéger lui-même, il monte une scène de théâtre pour pouvoir jouer sur un sol ferme aux contours limités. Dès lors Platon et Aristote apparaissent comme les spectateurs de cet immense spectacle perdu au milieu de l'infini.

Et il y a de quoi rire!

Mais Platon et Aristote ne sont pas mauvais spectateurs et n'oublient pas que les chaises sur lesquelles ils ont posés leur cerveau ont été fournies par la régie du spectacle. Alors puisqu'ils sont là, et qu'ils n'ont nulle part ailleurs où s'asseoir, autant aider ces comédiens à perfectionner leur jeu.

Car le philosophe est un homme d'action, il n'est pas cet homme pédant, ou au mieux illuminé, enfermé dans sa tour. Son savoir doit servir. Mais Platon comme Aristote ne peuvent pas raisonner des comédiens qui ne savent même pas qu'ils jouent, tout simplement parce que c'est la raison qu'ils veulent fuir! Aussi la politique qu'ils ont élaborée pour régler cet « hôpital de fous » ne peut être entendue par eux que sous l'apparence d'une « grande chose », c'est-à-dire d'une chose vraie. Et Platon et Aristote de devoir faire les savants, de porter de grandes robes de pédants, de se faire passer pour les illuminés dans leur tour.
Et le philosophe de passer pour un fou.

Le fou de la pièce.

Celui qui se rit de tout, y compris de lui-même et passe pour dire plus de vérité qu'il ne le semble.

Ne nous précipitons pas dans cette analogie entre le fou et le philosophe. Assurément le philosophe passe parfois pour fou (le Socrate des Nuées n'est pas un modèle de bon sens), et le fou pour philosophe, mais ouvrir une page du Monde comme volonté et comme représentation ne promet pas un effet identique à une réplique de Feste[16]. Là ou le fou nous renvoie à la réalité de notre condition par l'absurdité de son comportement, le philosophe nous renvoie à l'absurdité de notre condition en nous montrant la réalité de notre comportement. Ce n'est pas pour rien que le fou dans le théâtre porte rarement de nom: il est un type, une fonction symbolique. Il est dans la pure représentation de ce qu'il doit montrer aux autres. Il faut croire que si le fou devait choisir un mode de vie en accord avec ce qu'il dénonce, il vivrait comme le philosophe; et il faut croire que si le philosophe devait incarner ce qu'il dénonce il se déguiserait en fou.
Et ce fou comment aimerait-il vivre? « Simplement et tranquillement ».

Qu'il est bien plus raisonnable de « savoir demeurer chez soi avec plaisir » plutôt que chercher constamment à se « divertir »[17], Pascal n'est certainement pas le seul philosophe à l'avoir compris; Descartes avec Amsterdam[18], Kant avec sa discipline de vie rigoureuse[19] et même Nietzsche avec Sils-Maria[20] (!), seraient mal placés pour le contredire.

Le fou rêve de calme et passe son temps à s'agiter pour les autres, triste condition me direz-vous pour un personnage destiné à faire rire... Le fou est un personnage en tension entre le comique et le tragique, et sur ce point nous pouvons encore faire jouer l'analogie qu'il entretient avec le philosophe.

« Le rire n'est jamais autre chose que le manque de convenance – soudainement constaté – entre un concept et les objets réels qu'il a suggéré »[21]. Rire de tout c'est constater l'inconvenance de tous nos concepts avec le réel qu'ils suggèrent. Rire de tout c'est faire l'expérience d'un réel qui ne dit rien à l'homme, d'un Néant. « Je ne sais qu'une chose c'est que je ne sais rien. » La phrase, toute ironique qu'elle soit, est profondément tragique. Le philosophe, en quête de la vérité, atteint l'idée qu'après avoir traversé tout ce que l'homme est capable de connaître, l'homme ne sait rien. Pas de sortie possible dans le cadre de sa condition, pas de réponse. Le philosophe ressent tout le poids de l'humanité... et en rit. S'il arrive à en rire c'est parce qu'il accepte cette condition et décide de vivre en fonction: « Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela sert au moins à régler sa vie, et il n'y a rien de plus juste. »[22]. Le philosophe ne désespère pas de trouver la vérité mais avec le « je sais que je ne sais rien » il fait l'expérience de ses limites, il fait expérience d'humilité, il voit qu'il partage sa condition avec tous les autres hommes. Quand Platon et Aristote regardent le spectacle humain ils n'oublient pas que eux aussi appartiennent à la troupe. Et le rire, réaction psycho-physiologique face à l'opposition entre l'esprit de sérieux de l'homme et le vide de sa condition, de devenir l'expression d'une volonté de vivre. Elle se ressent dans cette volonté qu'a le philosophe d'agir, d'agir de façon pragmatique. Comment pourrait-il agir au nom de la vérité quand il a vu lui-même qu'il ne savait rien? Croire que l'on détient la vérité est même dangereux au sens ou, naturellement incapable de l'atteindre, si nous nous battons pour la faire passer nous créons un conflit qui ne peut aboutir au bien de l'homme. C'est en ce sens que Pascal considère qu'il n'y a rien de mieux que la coutume en politique, et qu'il est nécessaire à ceux qui ne peuvent accepter que la vérité soit hors de notre atteinte de leur faire croire que cette coutume est la vraie justice, la vraie science etc... C'est en ce sens que le philosophe préconise la vie simple et tranquille: pas la peine de se fatiguer, de se battre, de se tuer, vous ne changerez rien. Car soit nous ne pouvons rien savoir en tant qu'hommes, soit il n'y a rien à savoir. Le comportement humain est absurde car il va à l'encontre de cette réalité du philosophe, cette absurdité provoque le rire dans l'immédiateté de son statut de réaction psycho-physiologique, mais devant les conséquences de cette absurdité se noue la tension entre le comique et le tragique dans le rire. Certes ce « Souverain juge du monde » est bien ridicule face à cette mouche, mais cet orgueil source de ridicule peut-être aussi source de morts. Et encore, cela pourrait faire rire des hommes qui se croient supérieurs à toute cette humanité, sortes de pédants nihilistes, mais c'est uniquement parce qu'ils oublient qu'ils sont eux-mêmes des hommes. Aristote et Platon rient du spectacle humain mais ils n'oublient pas que ce spectacle les divertit de l'infini néant qui les entoure, ils n'oublient pas qu'ils sont les fous du spectacle, ils n'oublient pas que les chaises appartiennent au spectacle. Le rire est une tension car il dénote une volonté de vivre alors que l'absurdité qui le fait naître est une instance de mort. Le philosophe est un homme et s'il se rit de tout c'est que, plus qu'un autre, il a vu toute l'absurdité de ce monde, y compris la sienne et c'est pour cela qu'il rit de lui-même. Où est l'absurdité du philosophe? Cet homme qui pose la recherche de la vérité au fondement de l'homme (c'est-à-dire comme instance de vie) choisit de vivre simplement et tranquillement, prône le pragmatisme, c'est-à-dire accepte que cette vérité soit inaccessible: il choisit un mode vie qui va contre l'idée même de vie! Certes Nietzsche nous dira que ce choix d'un idéal de vie ascétique est nécessaire au philosophe pour être dans de bonnes conditions de production intellectuelle[23], mais comment un choix de vie qui (dans le cas présent) suppose que l'homme est impuissant à accéder à la vérité peut être préconisé pour maximiser les bonnes conditions de la recherche de cette vérité? Cela semble absurde... est l'est.

« Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien »: l'absurdité comique de cette maxime résume tout le tragique du philosophe, un tragique absurde. L'homme à une volonté de vivre, et il vit pour la vérité, mais il ne peut pas atteindre la vérité. Alors la plupart des hommes, au nom de la vie, choisissent de doter la réalité d'une vérité factice, ils nient la vie pour la vie. Ce qui est absurde. D'autres choisissent de regarder leur condition en face, son absurdité, et choisissent de vivre tout en sachant que cette vie n'est pas possible, ils continuent à rechercher la vérité alors qu'ils ont fait l'expérience de l'impossibilité de cette recherche. Ce qui est absurde. Le philosophe comme l'homme, au nom de la vie, voilent la réalité de leur condition. Ce voile s'exprime chez l'un par le rire, chez l'autre par le sérieux. Certes le philosophe se veut spectateur du théâtre humain, mais en tant qu'il est un homme il se retrouve du même coup acteur de ce qu'il observe. Contradictoire... certes, absurde. Que l'on vienne nous dire que tout est réglé si on considère que la vérité de la condition humaine c'est qu'elle ne peut saisir cette vérité ne changera rien, cela est absurde.

La vérité c'est l'absurde, ce qui est absurde... Le philosophe ne sait rien sinon que tout est absurde, ce qui encore une fois est absurde... Absurde, contradictoire, faux mais vrai, vrai mais terriblement faux... A trop pousser loin la réflexion nous éprouvons les limites de la langue, nous éprouvons les limites de notre réflexion. Normal, me direz-vous ! Notre raison est limitée, elle est incapable du vrai, notre langage devient absurde, à l'image de notre condition. Pourtant nous voulons vivre, nous continuons à vivre. Normal, me direz-vous encore : c'est notre condition absurde qui le veut, nous voulons vivre alors que le but de notre vie est hors d’atteinte. Mais dire que cela est normal n'est-ce pas énoncer une vérité? Oui, tout à fait, mais... Arrêtons-nous là.

Peut-être est-ce qu'il y a erreur quelque part. Revoyons les présupposés de la réflexion: nous avons un désir de vivre, nous voulons absolument trouver la vérité, mais il n'y a pas de vérité pour nous, pourtant nous continuons de vouloir vivre, ce qui est absurde. Deux solutions à ce problème:

    1. Notre instinct de vie est physique et notre recherche de la vérité est psychique, si la recherche de la vérité n'est pas possible notre instinct physique (qui est le plus fort[24]) pousse notre psychisme à se créer une réalité factice pour se maintenir.
   
    2. (Et cela n'est pas en contradiction avec ce qui précède) Pourquoi l'homme aurait-il pour but d'atteindre la vérité? Ce qui pose problème dans tout cela c'est cette question de la recherche de la vérité. Ce présupposé est-il valide?
   
Pourquoi la volonté de vérité[25] ?

« L'homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout... »[26]

Pour Nietzsche l'homme jusqu'à la création de l'idéal ascétique (l'idéal de vie du philosophe mais aussi, et surtout, du prêtre) n'a eu aucun sens. Pire: c'est sa souffrance qui n'avait aucun sens. Comprendre le sens de la vie c'était d'abord comprendre le sens de la souffrance. L'idéal ascétique, qui se traduit chez le philosophe par le choix d'une vie simple et tranquille comme nous l'avons vu, expliquait cette souffrance: nous avons une volonté de vérité (nous voulons naturellement connaître le vrai) mais le monde connaissable par l'homme est un néant (est vide de sens), de là vient notre souffrance. La volonté de néant, contre une forme d'orgueil humain (celui de croire que l'homme est capable de vérité), imposait un idéal ascétique comme mode de vie pragmatique: « fuir tout ce qui est apparence, changement, devenir, mort, effort, désir même -tout cela signifie (...) une hostilité à la vie»[27]. Un idéal de vie contre la vie, un idéal absurde.
Poser la question du « pourquoi la volonté de vérité » c'est remettre en cause le système de l'idéal ascétique. Par cette question nous remettons en cause le statut axiomatique de la volonté de vérité. Dès lors l'idée de néant ne peut plus expliquer pourquoi nous souffrons: si la volonté de vérité n'est pas nécessaire, alors il n'est pas nécessaire que nous souffrions d'une impossibilité de l'effectivité de la volonté de vérité due au néant.

Si Nietzsche pose la question c'est pour les penseurs à venir, il n'y donne pas de réponse. En revanche sa position face à l'idéal ascétique est tranchée: s'il ne rejette pas l'ascétisme en tant qu'il fournit les conditions de production idéales au penseur, en tant qu'il est asservi au philosophe, il rejette l'idéal ascétique en tant que le philosophe en fait sa vérité, en tant que le philosophe lui est asservi. L'idéal ascétique qui suppose la volonté d'anéantissement est pour Nietzsche une négation des « conditions fondamentales de la vie »[28], pour la vie. Ainsi il est certainement erroné de penser que Nietzsche est absolument anti-chrétien (le christianisme étant la forme la plus aboutie de cet idéal ascétique), ce qu'il veut montrer c'est que ce christianisme est fini, qu'il faut dépasser l'idéal ascétique. Pour Nietzsche la vie n'est pas restreinte à la vitalité physique de l'homme, la vie est pure ouverture. Dès lors chaque certitude apparaît comme un frein à la vie en tant qu'elle fixe une réalité, l'enferme au nom du vrai. La vie est donc la totalité de la négation de toutes les certitudes, totalité maintenue ouverte et donc infinie. L'idéal ascétique (non pas en tant que méthode philosophique mais en tant qu'instigatrice d'une vérité) apparaît donc dans sa fixité comme allant contre la vitalité de l'homme.

Dans ce pur mouvement de la vie tous les paradoxes sont possibles. L'homme sérieux, l'homme triste, celui qui se désespère de son ignorance, ne peut supporter une telle vie: elle suppose de ne jamais accepter de vérité, elle suppose de prendre toujours des points de vue différents sur le monde, points de vue qui sont le monde (le perspectivisme est la seule réalité puisqu'il n'y a pas de monde fixe, mais attention il ne faut pas y voir un idéalisme absolu à la Berkeley, ce n'est pas le sujet qui fait le monde, mais c'est le monde qui est pur multiplicité de points de vue). Le perspectivisme n'est pas un relativisme (au sens moderne), ce n'est pas « chacun son point de vue » mais « chacun tous les points de vues », et cela indéfiniment... Dès lors le « perspectiviste » n'a d'autre possibilité que d'être joyeux, de rire, car sinon comment pourrait-il créer en lui des perspectives contradictoires entre elles? Le perspectivisme implique une « jouissance dans la création », et le « perspectiviste » de multiplier les visions du monde, de multiplier les scènes de jeu. Le monde devient le théâtre du jeu libre et joyeux des hommes. Libre et joyeux non pas parce que la scène est vide mais bien parce qu'elle est pleine, pleine de contradictions, pleine de forces contraires. Et la vie de naître de ce jeu éternel des forces.

Et la vie de naître de l'absurdité du monde.

Cette absurdité source de rires et de pleurs.

L'absurdité d'un monde vide de sens, l'absurdité d'un monde qui déborde de sens? Avant de faire le choix entre le rire pour survivre et le rire pour vivre n'est-il pas à notre tour le temps de nous demander pourquoi l'absurde?


[1] Les références aux Pensées seront toujours sous la forme: n°fr. éd. Le Guern-n° fr. éd. Lafuma

[2] Par-delà le Bien et le Mal, II, §28.

[3] Ibid.

[4] Ed. Le Guern, cf. supra. Cette deuxième partie correspond au seul fragment 533 de l'édition Lafuma

[5] Respectivement: fr. 319-338, 417-447, 472-533, 519-612, 577-683, et 472-533, 773

[6] Phédon 97d

[7] fr.77-83

[8] fr. 467-513

[9] Ne doit-on pas entendre la même chose dans le « pereat Mundus, fiat philosophia, fiat philosophus, fiam » pour lequel le philosophe se trouve incriminé par Nietzsche? (Généalogie de la Morale, III, §7)

[10] fr. 472-533

[11] fr. 44-48

[12] fr. 41-45

[13] fr. 56-60 : « Plaisante justice qu'une rivière borne! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »

[14] fr. 541-634 : « La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. »

[15] Pour être fidèle à Pascal il faudrait préciser que le monde n'est pas vide de sens, que la vérité est caché (Dieu est caché) parce qu'elle doit se mériter. Mais la théorie de la Grâce et la foi n'entrent pas directement dans notre sujet.

[16] Le fou de Twelfth Night de Shakespeare

[17] Sur le divertissement comme moyen pour l'homme de s'échapper de sa condition misérable nous nous renverrons au fragment 126-136 des Pensées de Pascal.

[18] cf. Lettre à Balzac du 5 mai 1631 sur le choix de la Hollande pour vivre: « au lieu qu'en cette grande ville où je suis, n'y ayant aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j'y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. »

[19] Voir le portrait de Kant donné par V. Delbos dans son introduction aux Fondements de la métaphysique des moeurs.

[20] cf. La Généalogie de la morale, III, §8: « un petit emploi, quelque chose, le quotidien, qui cache plutôt qu'il ne met en évidence; parfois la société de bêtes et d'oiseaux inoffensifs et joyeux dont l'aspect réconforte; des montagnes pour tenir compagnie, mais non des montagnes mortes, des montagnes avec des yeux (c'est-à-dire avec des lacs) », plus loin: « car nous autres philosophes nous avons surtout besoin d'un repos, le repos des choses d' « aujourd'hui » » .

[21] Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre Premier, §13

[22] Pensées fr.68-72

[23] Cf. Généalogie de la morale, III, §8

[24] Rappelons nous l'imagination plus forte que la raison chez Pascal. L'imagination n'est-elle pas fondée sur l'apparence sensible?

[25] Cf. Nietzsche, Généalogie de la morale, III, §27: « que signifie toute volonté de vérité »

[26] Cf. Généalogie de la morale, III, §28

[27] Ibidem

[28] Ibidem