jeudi 8 novembre 2007

L'Acheminement vers l'Amour : Entre fustion et anéantissement, vers l'unification

Ouverture

«Les profondeurs que nous prêtons à la Matière ne sont que le reflet des hauteurs de l'Esprit» [1]


Simone Weil en 1921

Aimer : «s'anéantir consciemment et volontairement à mesure qu'on prend de soi conscience d'avantage»[2].

Il est difficile de parler de l'amour, difficile de le penser. Il fait partie de ces choses que l'on croit connaître et, lorsque l'on se penche dessus, que l'on refuse de connaître d'avantage. Nous ne voulons pas savoir, essayer de savoir, ce qu'est l'amour car nous avons peur de ne pas en être digne, nous avons peur de découvrir qu'il n'existe pas, nous avons peur de découvrir que nous n'en sommes plus capable, nous avons peur ... L'Amour fait étrangement partie des expériences limites. Celles que nous avons du mal à penser, et qui nous font du mal alors que nous les pensons.

Ceci est le premier article d'une série possible d'acheminements vers l'Amour. J'emprunte ici volontairement le titre à cet ouvrage de Heidegger : Acheminement vers la Parole, pour des raisons expliqués plus loin. Ce texte devait être plus long, mais devant l'ampleur de la tâche qui s'offrait à moi, j'ai préféré me laisser du temps.

La différence au cœur de l'intimité.


Aimer c'est vouloir la présence de l'être aimé. L'être aimé est toujours présent à soi. Il est là, il est devant moi, je le vois. Il m'est présent, et est devant moi.

Je le vois et je le reconnais, il ne m'est pas indifférent, et il est autre. L'être aimé n'est pas mon semblable, ce à quoi je ressemble, ce que je puis être, ce que je suis ou ce qui m'est comparable. L'être aimé est radicalement autre, car c'est lui qui est aimé. Quelque soit les points communs que je partage avec l'être aimé, ce que je reconnais n'est pas moi. Il n'est pas un objet, ce sur quoi je me projette.
L'amour est une attente. Aimer c'est vouloir la pleine présence de l'autre à soi. Mais l'autre n'est pas toujours présent, même s'il l'est toujours dans notre cœur. Le désir de l'autre s'exprime dans les louanges, les appels, les chants. Chanter la personne aimée, la louer, c'est porter cette personne en-dehors du champ de l'intimité, c'est la rendre présente en tant qu'être aimé dans le Monde. C'est à la fois une portée et un appel. La poésie est le porte-parole de l'Amour dans le Monde ; le poème est l'appel de l'être aimé au milieu des hommes ; le poète est cet homme seul aux milieux des hommes, chantant l'être aimé dans l'espoir de sa venue.

L'Amour c'est la présence et l'absence continuelle de l'être aimé. Que cet être soit physiquement présent ou non. Il est toujours présent à soi, il habite nos pensées et notre vision. Mais il est toujours absent car nécessairement autre, pleinement autre. Pleine présence à soi, jusque dans la voix, jusqu'à lui faire écho ; mais aussi pleinement étranger à soi, car reconnu dans sa singularité. L'être aimé n'est pas moi.

Faire l'Amour comme une offrande.


"Faire l'amour" est une expression très intéressante. Dans cet acte, au premier abord purement animal, purement utilitaire (acte de procréation), nous faisons l'amour, nous le réalisons. Comme si s'opérait ici une sorte de synthèse de tout ce que signifie l'amour. Que se passe-t-il lorsque nous faisons l'amour ? faire l'Amour c'est cette étrange fusion de deux êtres qui restent, qui doivent rester, pleinement eux-mêmes alors même qu'ils se perdent l'un en l'autre. Fusion et dualité ; plaisir et peine ; faire l'amour est une action pleine car elle réunie des contraires. Faire l'amour est un acte d'unification plus que de fusion.

Simone Weil exprime très bien la douleur de l'amour : «La grande douleur de la vie humain, c'est que regarder et manger soient deux opérations différentes De l'autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c'est une seule et même opération» [3].

Regarder et manger sont des actes fortement érotiques. J'aime voir le corps de la personne aimée, et j'aime manger ce corps, le goûter, le prendre dans ma bouche. Le baiser est un acte fortement érotique. Faire un baiser sur la joue, déposer un baiser, est un don qui n'appelle pas le corps de l'autre. En ce sens il est amical. Mais le baiser sur, voir dans, la bouche est un don qui appel le baiser de l'autre, un abandon. C'est le don entier de soi. «Mon corps t'appartient». Mais je ne puis voir et manger la personne aimée en même temps, l'avoir devant moi et la goûter en même temps. Lorsque je regarde je disparais dans la pleine présence de l'autre, je me fais l'écho de l'autre ; lorsque je mange, j'accepte l'offrande de l'autre, son don de soi. Je ne puis faire les deux en même temps signifie : je ne puis me perdre dans la personne aimée, et me l'approprier en même temps. Si je ne fais que me perdre, je disparais et donc je ne jouis plus de cette perte. Si je ne fais que m'incorporer la personne aimée, elle disparaît et je ne puis plus en jouir. Il me faut tout à la fois disparaître et incorporer, me fondre dans l'être aimé et le faire disparaître. Mais je ne puis aimer que ce qui m'apparaît, et je ne puis être aimé que parce que je lui apparais. Faire l'Amour serait-il aussi le défaire ? Non. Car en réalité, lorsque nous faisons l'amour nous n'arrivons jamais à manger pleinement la personne aimée, ni à disparaître pleinement en elle. À défaut de pouvoir faire les deux en même temps nous n'en faisons pleinement aucun. La satisfaction d'après l'amour est toujours tâchée d'une peine.

L'erreur est peut-être de vouloir manger alors que nous ne devrions que nous offrir. Nous ne devrions pas vouloir manger, nous ne devrions qu'accepter la nourriture offerte par l'autre. Et s'offrir soi-même.

L'Amour fait sonner le silence.


«Comme Dieu a créé notre autonomie pour que nous ayons la possibilité d'y renoncer par amour, pour la même raison nous devons vouloir la conservation de l'autonomie chez nos semblables» [4]

L'amoureux se laisse pénétrer de l'être aimé, sans désirer la nécessité de la réciproque, même si celle-ci est nécessaire. Il attend l'autre, cela compte plus que savoir si l'autre l'attend également. Le dialogue des amis nécessite la réciprocité. L'Amour n'est pas un dialogue, les amants, ne se répondent pas comme les amis, il se font écho. Et parce que l'amour est une attente, le chant des amoureux est un chant du silence. L'amour entend l'inaudible [5], il est «le recueil où sonne le silence» [6]. Sonner le silence, n'est pas seulement le chant amoureux des amants, c'est l'Amour même. Ce moment où moi et l'autre sommes un, tout en étant parfaitement distinct. Ce moment où la double attente sonne à l'unisson. C'est un moment miraculeux, et en ce sens il peut bien être représenté comme un couperet s'abattant d'un coup, comme un "coup de foudre". Illuminé de toute part, c'est lorsque la foudre m'a traversé, le feu m'a consumé, que la conscience du miracle apparaît. Mais il n'y a pas de mots, alors règne pendant un temps encore, le silence. C'est un silence de mort et un souvenir brûlant. Moment miraculeux, «tout se passe comme si (...) il était devenu manifeste à la sensibilité elle-même que le silence n'est pas absence de sons, mais une chose infiniment plus réelle que les sons, et le siège d'une harmonie plus parfaite que la plus belle dont les sons combinés soient susceptibles»[7].

L'Amour est ce chant harmonieux des amants, l'un pour l'autre, qui n'attendent rien l'un de l'autre. C'est un chant et donc un appel, un écho et donc un résonance dans le monde. Mais un chant inaudible, un écho silencieux ! Quel être pour entendre ce chant ? Quel monde pour résonner à cet écho ? L'ouverture à l'invisible et à l'inaudible qu'est l'Amour est violente. Ce couperet, ce coup de foudre, transperce le cœur et l'âme, ne me laisse pas indemne. Simple ouverture ! Qu'elle est cette terre au creux de laquelle résonne le silence, et quel cet auditeur de l'inaudible qui attendent les amants ?

[1] Teilhard de Chardin, L'Évolution de la Chasteté in "Sur l'Amour" p.61

[2] Teilhard de Chardin,Le Milieu Divin p.157,158

[3] Simone Weil, Formes de l'Amour implicite de Dieu in Œuvres, quarto p.735

[4] Simone Weil, Œuvres p.743

[5] Référence à cette très belle phrase de Simone Weil : l'Amour voit l'Invisible.

[6] Heidegger, Acheminement vers la parole, p.34. Je me permet d'utiliser cette expression pour l'Amour, là ou Heidegger l'utilise pour la parole. Mais chez Heidegger le déploiement du parler se fait dans «l'appel original qui enjoint de venir à l'intimité du monde et des chose». Cette intimité dans laquelle est unit monde et choses est tenue ouverte par la Dif-férence. Or je retrouve ici un schéma identique à celui de l'amour. C'est bien la différence, le "je ne suis pas l'être aimé, et l'être aimé n'est pas moi" qui m'unit dans l'intimité avec la personne aimée. Mais le phénomène est ici inverse. Le chant de l'Amour, contrairement au parler, n'enjoint pas de venir à l'intimité du monde et des choses, au contraire il est l'écho dans le Monde de l'Amour des amants, de leur intimité. Le chant des amants appel le monde et les choses à soi. La parole de l'homme l'amène dans l'intimité du monde et des choses.

[7] Simone Weil, Œuvres p.763