mardi 29 novembre 2022

Eyes Wide Shut : qu'en cette affaire, il n'y a rien à voir.

 


Je viens de revoir Eyes Wide Shut, après de nombreuses années, et il me surprend encore.

Eyes Wide Shut c'est l'histoire d'un couple : Bill, médecin, et Alice (cf. Lewis Caroll ?), galeriste en recherche d'emploi et pour l'heure mère au foyer. Un soir, après une soirée très chic où Bill se fait draguer, un peu naïf, par deux jeunes femmes, Alice par un homme d'âge mûr, et où une escort manque de mourir d'une overdose, un soir donc, Alice, un peu trop défoncée après avoir fumée un joint, raconte à son naïf de mari, manifestement persuadé que l'engagement marital rend absolument impossible toute forme de tromperies (aussi bien réelles que fantasmées), qu'elle avait fantasmé, il y avait de cela un an, sur un jeune officiel de la marine et qu'elle rêvait de se faire sauter par lui au moment même où elle prenait des engagements sur l'avenir avec son mari.

Bill est sous le choc et part dans une grande aventure onirique et nocturne, ponctuée par les images fantasmée de sa femme le trompant, où il va être confronté aux tentations, au fantasme et au sexe : prostituée (avec laquelle il ne couchera pas), jeune fille d'un magasin de costumes qui lui fait des avances (avec laquelle il ne couchera pas), orgie (énorme mascarade grotesque à laquelle il ne participera pas).



Tout est faux dans ce film. L'orgie est une mascarade, Alice n'a jamais couchée avec personne, Bill sera incapable de le faire etc. Mais il y a une chose qui ne l'est pas du tout : la violence sociale qui arrive dès le lendemain, lors de la deuxième nuit. L'escort meure d'une overdose ; la prostituée apprend qu'elle est séropositive ; la jeune fille du magasin est vendue par son père à d'autres hommes ; les femmes nues dans la grande orgie sont elles aussi des prostituées, et un pianiste sera brutalement remercié pour avoir éventé cette mascarade de nantis au pauvre "petit" médecin.

Bill en ressort choqué : choqué par les rêves de sa femme, choqué par ses propres fantasmes, choqué par la réalité sociale dont sa condition le préservait. Il raconte tout à Alice et on arrive à l'extraordinaire dernière séquence du film.

Bill est paumé et demande à Alice ce qu'elle pense qu'ils devraient faire. Alice, dans une diction, et avec un regard, qui oscille entre la torpeur et une lucidité incisive, dit qu'ils devraient être reconnaissants d'avoir réussis à survivre à toutes leurs aventures "qu'elles aient été réelles ou seulement un rêve" (le film est une adaptation libre de Traumnovelle de Schnitzler), que "l'important c'est que nous soyons réveillés maintenant" (les yeux grands fermés), et achève par ces quelques lignes :

Alice : « Je t'aime... et tu sais, nous avons quelque chose de très important à faire le plus vite possible. »

Bill : « Quoi ? »

Alice : « Baiser » (Fuck)

Fin.

Cette fin est elle aussi une mascarade. Bill fait des promesses d'éternité auxquelles Alice ne croit pas, mais tous les deux font mines de ne pas voir ; Alice assure qu'ils sont réveillés, mais semble la moitié du temps endormie ; Ils accordent tous les deux une importance égale et indistincte aux rêves, aux fantasmes et à ce qui s'est réellement passé, c'est-à-dire ... rien. Pour finir par trouver une solution qui ne semble, qu'en apparence, les ramener à quelque chose de "réel" : baiser.

Tout cela est bel et bien une mascarade, et en ce sens ils ont bien raison de croire tout autant aux rêves qu'à ce qui ne s'est en réalité pas passé. Car en cette affaire, il ne se passe rien. Lacan disait qu'il n'y a pas de rapport sexuel, c'est-à-dire : il n'y a pas de relation entre deux êtres qui ne s'inscrive pas dans du langage. En se proposant de baiser après s'être racontés toutes leurs aventures, Bill et Alice écrivent une nouvelle partition avec de nouveaux mots pour faire la même chose qu'hier, mais pouvoir y mettre ces mots c'est précisément ce qui permet de donner consistance à cet acte, baiser.

Et c'est également exactement ce que la très haute société représentée dans le film fait avec son énorme mascarade, et toute la violence sociale qui l'accompagne. On s'imagine une société qui peut satisfaire tous ses fantasmes, que reste-t-il à dire ? Rien. Tous les mots ont été absorbés, l'acte sexuel n'a plus aucune consistance. Il ne reste plus que cette violence sociale, la puissance de l'argent, quelque chose qui aurait des conséquences bien réelles sur des gens que l'on pourrait sacrifier pour lui redonner une consistance.


Il y a deux histoires dans ce film, celle du jeune couple, finalement assez standard, qui trouve à la fin un arrangement, un nouage peut-être, pour faire avec le réel de la jouissance, et celle de la société occulte qui représente un arrangement plus radical, plus dévorant, et aussi plus éphémère, pour combler un trou impossible à combler à mesure que tous les registres du langage ont été épuisés. Mais cette deuxième histoire n'est là que pour servir la première, pour représenter ce qu'il s'agit précisément d'éviter en choisissant de se contenter de "petits" arrangements.

On pourrait le dire autrement : Eyes Wide Shut est l'histoire d'un couple qui se raconte de nouvelles histoires pour tisser un nouveau langage, incertain et propre à chacun des deux, autour du sexuel traumatique, pour continuer à vivre les "Yeux Grands Fermés"


 


samedi 24 juillet 2021

La question du langage de Parménide à Lacan

L’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être du langage. - Michel Foucault, Les Mots et les Choses

Cet article était à l'origine à destination des étudiants de troisième année de licence de psychologie. Je souhaitais aborder cette question à partir du point de vue du langage et dans le but de la réintroduire dans la théorie psychanalytique afin de ne pas déborder la discipline étudiée ( la psychologie).

C'était un travail partial, limité, et surtout incomplet : le développement sur la tripartition lacanienne Réel / Imaginaire / Symbolique manque cruellement.

Ce que l’on peut dire des choses : de la querelle des universaux à Kant

Pour essayer de comprendre et faire comprendre le structuralisme je vais essayer de m’en tenir au problème du rapport du sujet au réel dans l’ordre de la connaissance : qu’est-ce que c’est que ce “je” qui parle, qui sait, qui pense ? Bref, à la question du langage.

On attribue la naissance du structuralisme aux cours de linguistique générale de Saussure. Le structuralisme a d’abord affaire avec le langage. Partons de là.

La pensée sur le langage ne date pas d’hier et le célèbre poème de Parménide intitulé De la Nature va marquer la naissance de la logique ( et probablement de l’épistémologie ) dans la pensée grecque et donc occidentale. En introduisant la question de l’être et du non-être, Parménide pose la question de ce que c’est qu’un discours vrai et associe durablement les réflexions sur le langage et la métaphysique.

N’allons pas plus loin et simplifions beaucoup pour retenir ceci : à partir de Parménide se pose la question de la relation entre les mots et les choses, entre les phrases et les réalités qu’elles désignent.

En termes un peu plus techniques la question devient : quelles sont les manières d’affirmer l’être et ses attributs ? ( C’est tout le sujet des Catégories d’Aristote ).

Si je dis “l’arbre est vert”, je pose la question de l’existence de l’arbre et de son prédicat ( il est vert ) et cela ouvre toute une série de problèmes qui ont été traités tout le long de l’histoire de la philosophie. Nous nous concentrerons ici sur un seul de ces problèmes : la querelle des universaux.

La querelle des universaux est le nom donné à une dispute entre des théologiens du Moyen-Âge au sujet de la distinction de trois états des “universaux” popularisée par Albert le Grand qu’il a lui-même reçu de la Logique d’Avicenne lisant et commentant Aristote et Porphyre.

Qu’est-ce qu’un universel ? C’est ce qui relie des choses distinctes et plurielles, qui est constant, qui unifie, c’est une qualité qui s’applique à toute une classe d’objets. Par exemple, l’idée de la table est l’universel de toutes les tables réellement existantes.

Dit comme cela ça n’est pas bien compliqué, mais la distinction entre trois états possible des universaux va poser des questions de fond qui vont interroger la possibilité même de la connaissance et de la science, et de la manière dont elles doivent être appréhendées.

Quels sont ces trois états des universaux ( ou trois sortes d’universaux ) ?

L’universel ante rem ou avant la chose : ce sont, grosso modo, les Idées platoniciennes. Il y une idée de la Table dont toutes les tables du monde “descendent”, sont “instanciées”. S’il n’y avait pas avant toute table une idée de la Table, aucune table n’existerait. Le but du philosophe, de celui qui veut connaître le Vrai, c’est de contempler les idées.

L’universel in re ou dans la chose : C’est l’idée que l’universel fait partie intégrante de la chose que nous observons. L’idée de table fait partie de n’importe quelle table particulière. On peut parler d’une forme d’empirisme. Qui veut connaître le Vrai doit observer la nature ( si je puis dire ). C’est la position d’Aristote par exemple.

L’universel post rem ou après la chose : les universaux ne sont ni dans les choses, ni dans une autre réalité qui précéderaient les choses, ce sont des objets de l’esprit humain. Ces objets sont :

  • Soit de purs concepts ou de pures abstractions. J’ai l’idée de la table car j’ai vu plein de tables et j’opère une relation entre chacune d’entre elles, mais cette relation est purement mentale, il n’existe pas une “tabléité” qui ferait que les tables sont tables en-dehors du regard que je porte sur elles.

  • Soit des noms arbitraires donnés à des catégories qui le sont tout autant. L’universel n’existe pas en soi il n’est qu’un pur signe.

En vrai les trois états des universaux ne recoupent pas exactement les catégories de réaliste, empiriste, idéaliste et nominaliste. J’ai procédé ainsi par soucis de simplification.

Ce qui importe ici c’est de retenir qu’avec la réflexion sur les universaux se pose la question du rapport du langage avec le réel, avec la vérité, du rapport des mots avec les choses.

La question qui se pose est celle du rapport du sujet avec le monde extérieur, avec les objets, et ce rapport, s’il était pensé de différentes manières n’avait jamais été remis en question jusqu’à Kant.

Avec Kant c’est la réalité même du rapport entre le sujet et l’objet qui est remise en cause, la possibilité que nous ayons “accès” à ce qu’il nomme la “chose en soi”.

Jusqu’à Kant l’accès du sujet aux choses était garantie, ce qui posait question c’était l’existence ou non des idées dans ces choses et donc la manière dont on pouvait les connaître.

À partir de Kant il existe un intermédiaire infranchissable entre le sujet et l’objet : le phénomène. Connaître c’est organiser par notre entendement et notre sensibilité ce qui nous apparaît.

La philosophie kantienne opère un bouleversement épistémologique considérable, ce que c’est que connaître est tout entier tourné vers le sujet. Il est une sorte d’apogée de la pensée humaniste, cette pensée entièrement tournée vers la personne humaine et la gloire de sa conscience : jamais la phrase de Protagoras, “l’homme à la mesure de toute chose”, n’est apparue aussi crument dans sa pleine radicalité qu’à partir de ce moment kantien.

Ainsi perdure le sujet. De la vieille opposition sujet / objet qui organisait tout l’ordre du savoir, il reste la possibilité de connaître le sujet, de se connaître soi, et de se connaître soi “connaissant”.

Or c’est précisément le sujet qui, à la fin du XIXe siècles et au début du XXe va être objet du “soupçon”.

Ce que je peux dire de moi-même : les maîtres du soupçon

Les “maîtres du soupçon” sont un expression de Paul Ricœur pour désigner et regrouper Nietzsche, Marx et Freud. Quel est leur point commun ?

Tous les trois ont mis à mal la pensée traditionnelle sur la conscience, et sa primauté. Qui dit “je” lorsque je parle ?

Nietzsche attribuera à l’instinct et aux pulsions une influence considérable sur les comportements humains. On pourrait simplifier en disant : c’est mon instinct qui parle quand je dis “je”.

Marx attribuera cette influence aux déterminismes sociaux : c’est ma classe sociale qui dit “je”.

Chez Freud c’est l’inconscient qui prendra le gouvernail de nos vies ( le moi n’est plus maître en sa demeure ).

Avec Kant le lien direct entre le sujet et l’objet était rompu, avec la fin du XIXe c’est le lien direct du sujet avec lui-même qui est brisé.

À partir du XXe siècle nous savons que les choses qui nous sont extérieures nous sont en soi inaccessibles, qu’il existe entre elles et nous une distance radicale que ne peut plus relier l’idée d’un Dieu omniprésent, et nous savons également qu’il existe en nous un abîme profond qui nous est lui aussi quasiment aussi inaccessible que les objets extérieurs.

Pourtant, quel que soit ce qui parle en moi ou au travers de moi, “je parle”. Quel que soit la “justesse” du lien que j’établis entre les mots et les choses, c’est moi qui prononce ces mots, c’est moi qui les écris, c’est moi qui les pense. C’est mon inconscient qui agis, c’est mon rapport aux choses, ce sont les noms que j’ai choisi de leur donner qui sortent de ma bouche ou de ma plume et touchent les oreilles de mes auditeurs ou de mes lecteurs.

Dit de manière un peu brutale : s’il n’y a plus ni objet, ni sujet, il reste au moins notre discours, il reste ce que l’on dit.

L’irruption du symbolique : le moment structuraliste

C’est maintenant que nous allons parler de structuralisme. Rappelons-le : la naissance du structuralisme est associée au cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure.de 1916.

L’idée fondamentale de cet ouvrage est que la lange est un dispositif ( une structure ) dans lequel chacun de ses éléments ne se conçoit qu’en relation d’équivalence ou d’opposition avec les autres.

Prenons par exemple les phonèmes [b] et [v]. En français “bout” et “vous” sont deux mots différents car [b] et [v] s’opposent, mais en espagnol il s’agit d’un seul et même phonème, l’opposition n’existe tout simplement pas. Ce n’est pas que le contenu sensoriel qui est ici déterminant, mais la relation réciproque des élément phonologiques au sein du système.

Ce concept de structure qui se définit exclusivement par la relation qu’entretiennent les éléments qui la compose va envahir le champ des sciences humaines à partir des travaux de Claude Lévi-Strauss.

Les sciences humaines d’alors sont encore prises dans les problématiques kantiennes. L’usage de la méthode empirique donne un verni de scientificité alors même que l’on sait que le rapport de l’homme à la chose en soi est brisé ; quant au rêve de l’unification de ces sciences par la figure de l’homme issue des lumières, elle est elle-même mise à mal par les pensées du “soupçon”.

Dans ce contexte le structuralisme avec son formalisme radical apparaît comme la solution idéale :

  • Le contenu des éléments du système n’importe pas, ce qui importe ce sont les relations entre ses éléments. Dit autrement : que le “bout” ou le “vous” existent ou non dans la réalité concrète des choses est sans importance, le système s’explique très bien par la seule existence d’une relation entre les phonèmes qui composent ces mots. La question de la relation avec les choses extérieures “réelles” est totalement secondaire.

  • De l’autre côté il s’agit de la description d’un “système” qui, s’il n’est pas totalement universel, dépasse la seule singularité d’un individu unique. Une langue et son système est partagé par plusieurs individus. Ce système a une dimension d’universalité qui règle le problème de l’excessive domination du sujet … en l’évacuant.

Dit autrement : le structuralisme fait apparaître un ordre de “réalité” commun à tous les hommes mais qui n’est pas liés aux choses en soi : C’est l’ordre du symbolique, l’ordre du langage.

C’est cet ordre issu du structuralisme que Lacan va associer au Réel et à l’Imaginaire dans sa célèbre tripartition Imaginaire / Réel / Symbolique.

samedi 24 octobre 2020

Quelques pistes pour penser l'islamophobie

Une différence fondamentale entre les dictatures modernes et toutes les autres tyrannies d'autrefois est que la terreur ne sert plus à exterminer et à épouvanter les adversaires  mais à gouverner des masses parfaitement dociles.

- Hannah Arendt,  Les Origines du Totalitarisme : Sur l'Antisémitisme, Seuil p.24


De manière brutale le mot d'islamophobie est devenu suspect. La folie qui s'est emparée d'une partie de la classe politique semble faire entendre que toute personne employant ce terme et la "rhétorique" qui l'accompagne est suspectée de facto de "collaboration" avec "l'ennemi" ...

Sur ce point l'article de Marianne ( que l'on peut dorénavant sans difficulté qualifier de journal populiste d'extrême droite ) est révélateur : "Islamisme", "islamophobie", "islamo-gauchisme" : les mots tabous qui changent après l'attentat de Conflans.


 

Pourtant c'est bien d'islamophobie dont je vais parler. C'est précisément parce que ce mot semble être devenu suspect qu'il est urgent d'en parler. Nous avons le devoir de penser ce qui est en train de se passer en France.

Nous avons depuis plusieurs dizaines d'années déjà une montée progressive de la peur de l'Islam et de l'immigration, associée à un racisme anti-arabe ( par amalgame entre l'origine "ethnique" et la religion ) qui a atteint un point critique avec les attentats terribles de 2015.

Il semble que l'assassinat de Samuel Paty ait fait sauter le couvercle d'une marmite qui bouillait depuis bien longtemps. Des personnes qui, il y a encore à peine deux semaines, n'auraient jamais osé critiquer l'idée d'islamophobie font, aujourd'hui, ouvertement et sans honte l'amalgame entre Islam et terrorisme. Des personnes qui hier étaient considérées comme des "républicains" tout à fait honorables sont aujourd'hui traitées de "collabos" à la solde du terrorisme islamique, voire d'avoir armé avec des "mots" ceux qui ont commis les attentats de 2015 ...

On a assez justement parlé d'une soudaine "extrême droitisation" de la classe politique. Je crois surtout qu'il y a là une peur et une haine qui se sont longtemps tues et qui éclatent au grand jour pour certains, et pour d'autres, une opportunité politique à saisir : quoi de mieux qu'un ennemi commun pour unir une nation et instaurer un pouvoir fort ? Est-ce un hasard si cette explosion soudaine de haine anti-arabe advient à la suite d'une "lutte" contre le COVID ( et non "la", l'Académie Française peut aller se faire voir )  qui a été marquée par la terminologie guerrière ( ridicule du couvre-feu quand aucun lit n'ont été ouverts dans les hôpitaux alors que la demande est pressante ) et les appels à la "collaboration" de toute la nation ?

La citation d'Hannah qui ouvre cette article avait pour but de pointer l'usage parfaitement abusif des mesures de contrôle de la population exercées actuellement par le gouvernement de "Jupiter".

Nous ne sommes pas en guerre. Ni contre le covid ( qui est un virus ), ni contre les musulmans ( qui ne sont pas nos ennemis ). Même la lutte contre le terrorisme ne justifie pas de telles mesures, et encore moins de tels propos. La guerre civile est le plus grand des mots disait Pascal, et s'il y a une guerre qui nous pend au nez, c'est malheureusement elle.


Dans ce contexte on peut se demander si la théorie complotiste et raciste du Grand Remplacement n'est pas en marche pour jouer un rôle similaire aux Protocoles des Sages de Sion à l'époque de la montée du nazisme ... Eric Zemmour est un habitué de cette rhétorique, il dispose d'un boulevard médiatique sidérant, bénéficie d'une popularité croissante chez les français, et a été appelé par Macron lui-même à la suite d'une "agression" verbale, lui qui est régulièrement inculpé pour provocation à la haine raciale ...

D'un côté un Zemmour semble collectionner en toute quiétude les condamnations, ne devant verser à chaque fois que quelques milliers d'euros ( ce qui n'est pas un problème pour lui ), alors même que ses propos haineux sont écouté chaque semaine par des millions de français, de l'autre, une jeune femme de 19 ans se fait condamner à 4 mois de prison avec sursis pour avoir dit que Samuel Paty méritait de mourir dans un commentaire sur Facebook. Il est indéniable que tenir de tels propos est stupide, choquant et inacceptable. Mais nous parlons d'une personne de 19 ans, parfaitement inconnue, qui a reconnu avoir agit dans la précipitation, "sans réfléchir", et regrette ses propos, quand  de l'autre côté nous avons une personne qui dispose d'une rhétorique bien huilée, d'une carrière de 34 ans dans le monde médiatique, et d'un discours de provocation à la haine populaire et bien connu de tous.

Deux poids, deux mesures. Et pourquoi ? Pourquoi une telle disproportion ? La raison est bien simple : le musulman est l'ennemi, et l'ennemi de mes ennemis est mon ami, quand bien même ce serait un ignoble et dangereux misogyne, raciste et révisionniste.

Depuis plus de cent ans, l'antisémitisme s'était lentement et progressivement infiltré dans presque toutes les couches sociales de presque tous les pays d'Europe, jusqu'au jour ou il devint brusquement la seule question susceptible de créer une quasi-unanimité dans l'opinion.

-- Hannah Arendt, op. cit. p.56

Il est assez effrayant de penser que cette analyse d'Arendt a quelque chose de tout à fait actuel. Nous savons tous à quel point la démocratie moderne est minée par les divisions, les désaccords, la complexité des défis à relever ( nous pensons surtout à l'écologie ) qui dépassent de loin les problèmes auxquels sont confrontés la majorité d'une population écrasée par une précarité économique et sociale grandissante.

Ce n'est pas que la peur qui est le moteur de la haine, mais aussi le ressentiment. Or ce ressentiment vise généralement les puissants, les "ultra-riches", la minorité qui détient la majorité des richesses mondiales et qui s'enrichit encore plus d'année en année.

Problème : nos représentants au gouvernement s'ils n'appartiennent pas nécessairement à cette classe sociale ( celles des ultra-riches ) font depuis bien longtemps déjà une politique en leur faveur. C'est la "startup nation" de  notre président "jupitérien".

 


Dans ce contexte le covid et le terrorisme sont des aubaines inestimables : on peut désormais mettre en place, avec l'accord d'un peuple qui il y a quelques mois encore s'entêtait à râler contre le pouvoir en place et déguisé de gilets jaunes, toutes les mesures coercitives nécessaires pour rendre les manifestations futures difficiles, voire "honteuses". Le temps est l'union républicaine contre le covid et l'Islam en France, et qui se lèvera contre cela sera taxé d'horrible "collabos" ( c'est le monde à l'envers ) ou de traître à la Nation !

Hannah Arendt disait que les partis antisémites avaient ceci de particulier qu'ils « fondèrent immédiatement une organisation supranationale de tous les groupements antisémites d'Europe, en dépit des slogans nationalistes courants, à l'opposé desquels il se situaient ouvertement » (op.cit. p.79).

Il assez effrayant de constater que la rhétorique aussi bien racialiste que profondément misogyne de l'alt-right américaine envahit progressivement l'espace public français. Une rhétorique populacière et fondée sur le ressentiment  dont le plus grand représentant au pouvoir est l'inénarrable Donald Trump :

La populace est avant tout un groupe où se retrouvent les résidus de toutes les classes. C'est ce qui rend facile la confusion avec le peuple qui, lui aussi, comprend toutes les couches de la société. Mais tandis que peuple, dans les grandes révolutions, se bat pour une représentation véritable, la populace acclame toujours "l'homme fort", le "grand chef". Car la populace hait la société, dont elle est exclue, et le Parlement, où elle n'est pas représentée.

-- Hannah Arendt, op. cit. p.190

Est-ce un hasard si le gouvernement de Macron est également celui qui a récemment fait un pas en arrière considérable en matière de féminisme avec la déplorable sortie de Blanquer sur ce que doit être une tenue républicaine ?

mercredi 10 juin 2020

Le pari de la raison

J’ai lu récemment un court débat qui m’a particulièrement frappé par, comment dirais-je, son classicisme ? Sa naïveté peut-être ? Mais aussi par l’usage surprenant qui est fait des autorités invoquées. Ce débat a ceci de fascinant qu’il montre très bien tout ce qui n’est pas vu, il y a comme un énorme angle mort qui brille par sa présence tout le long de l’entretien.

Voici l’article en question :

Débat: Marie-Pierre Frondziak – Thibault Isabel “Freud et le religieux”
 


Pour résumer à grands traits Marie-Pierre Frondziak défend une posture rationaliste radicale quand Thibaut Isabel semble vouloir laisser à l’imagination quelques vertus régulatrices face à une raison qui serait sans elle bien trop sèche. Sa manière de présenter la relation entre la raison et l’imagination rappelle quelque peu le stade esthétique de Kierkegaard :
Être rationnel est une très bonne chose, dans l’existence profane ; être raisonnable n’est jamais un mal non plus, sur le plan de la sagesse et de la conduite de sa vie. Mais, si toute notre existence se ramenait à la froide raison spéculative, plutôt qu’à des formes intuitives, imaginatives et créatives de la raison, notre contact avec le monde extérieur en serait affadi. Le fantasme est un signe d’immaturité, parce qu’il refoule le réel ; mais l’imagination a malgré tout ses vertus : loin de nous isoler en nous-mêmes, elle nous connecte à la vie dans son flux incessant.
Chez Kierkegaard la pensée est centrale dans le stade esthétique, tout tourné qu’il soit vers la question du désir, de la vie, du jeu et de l’amour, il s’agit à chaque fois d’un dépassement du réel par l’idéalisation, par l’esprit, par la réflexion, mais aussi la créativité et l’art ( soumis quelque part, ici, à une forme de rationalité ).

C’est ce qui ressort particulièrement de cette phrase de Thibaut Isabel : mais, si toute notre existence se ramenait à la froide raison spéculative, plutôt qu’à des formes intuitives, imaginatives et créative de la raison

C’est un débat entre deux rationalistes au sens où les deux intervenants placent la raison au-dessus de tous les autres ordres de la vie humaine.

Marie-Pierre Frondziak semble quand à elle tellement centré sur la question du religieux qu’elle semble totalement ignorer la question du spirituel non seulement en soi, mais également au sein même des religions : la religion semble ici n’avoir pour seule but et unique raison d’être que la justification d’interdits moraux qui ont fait leur temps.

Dans une telle vision la religion ne semble avoir d’autre rôle que celui de jouer le rôle de Père la morale et de moyen de supporter une vie difficile par les illusions qu’elle procure.

Il est évident que les religions, ou les spiritualités, servent à cela à un niveau collectif ( ordre moral ) et à un niveau individuel ( illusion des arrières mondes ), mais prétendre que c’est leurs seules fonctions est une erreur.
Premièrement, peut-être, parce qu’elles n’ont peut-être pas fondamentalement de fonction. Les spiritualités sont omniprésentes dans la vie des hommes et dans absolument toutes les sociétés ( y compris rationalistes … ). Cela devrait nous interroger…

C’est en découvrant Pascal il y a maintenant plus de 18 ans que je suis arrivé à cette certitude intérieure que si quelque chose est désiré et recherché par les êtres humains depuis des millénaires et sur toute la surface de la terre c’est que cela est important, digne de respect et signe d’une vérité intérieure que l’on ne peut traiter avec le méprisant nom d’infantilisme. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé disait Saint Augustin. Il y a, je crois, une profonde vérité psychologique dans cette phrase : nous connaissons déjà intérieurement ce dont nous avons besoin, ce qu’il nous faut atteindre, rechercher etc.

Prendre en compte cette dimension de la spiritualité à ceci de cocasse qu’elle trouve un écho dans les propos même de Frondziak :
En effet, ceux qui croient en Dieu ne peuvent admettre qu’il n’existe pas et que la religion n’est qu’illusion, car, sinon, leur « monde s’écroule », comme nous le dit Freud. De fait, si l’existence n’a de sens qu’au travers de la religion, la fin de celle-ci est impossible à supporter. A l’inverse, si l’on fait le pari de la raison et du savoir, tout est possible.
Notons tout d’abord la notion de pari qui rappelle sa première référence à Pascal via le “roseau pensant” pour montrer à quel point il y a quelque chose de cocasse à se référer à un tel auteur pour défendre une posture rationaliste alors même que nous avons relu il y a quelques jours à peine ce célèbre fragment des Pensées sur l’ordre du cœur et celui de la raison :
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre (…) et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. – Pascal, Pensées fr.101 ( ed. Le Guern )
Si nous suivons Pascal jusqu’au bout alors devant le constat indéniable qu’il y a dans l’histoire de l’humanité une recherche de Dieu ou des Dieux, des esprits, des anges, des autres mondes ou autres, nous devrions d’abord écouter ce que le cœur nous fait sentir plutôt que d’entendre ce que la raison en conclue en méprisant les apports de ce dernier.

Or, ce qui est particulièrement amusant, c’est que Frondziak exprime bel et bien des attentes similaires à celles des “croyants” : “si l’on fait le pari de la raison et du savoir, tout est possible”.

Comment ne pas voir qu’ici la Raison a gagné le statut de déité, capable d’ouvrir tout le champ des possibles, faisant rêver à un avenir meilleur, à un monde transformé et une vie débarrassée des limites qui nous contrarient ?
Toute personne qui a fait une expérience mystique au moins une fois dans sa vie vous dira à quel point ce moment fut celui d’un extraordinaire ouverture au Tout, un instant de la vie, plus ou moins long, ou l’univers des possibles se présente à nous. Et là il ne s’agit plus du souhait résultant d’un pari ( et aussi célèbre que soit le pari de Pascal il faut encore rappeler que ce dernier avait dépassé cet argument et reconnu son inefficacité dans une démarche apologétique ), mais d’un moment de pur contemplation de cette totalité.
Au fond le rapport de Frondziak à la raison n’est pas tellement différent du rapport des croyants qui n’ont jamais connus d’expérience mystique à Dieu : ils font un pari fondé sur un espoir. Et quand elle part du monde des croyants qui s’écroule s’ils devaient reconnaître qu’il n’est fondé que sur une illusion, elle ne fait que parler de sa propre peur : sa peur que son monde s’écroule si la puissance seule de la raison s’avère impuissante à réaliser les espoirs placés en elle.

Or une vraie expérience de foi est aussi une vraie expérience d’humilité. Si tout est possible, ce n’est pas un pouvoir qui est dans les mains de l’homme. Quand l’homme veut se donner un pouvoir infini il finit généralement par se donner uniquement le pouvoir infini de détruire. Le pouvoir infini de créer n’est pas dans les mains de l’homme, et c’est en sens qu’Isabel a raison de rappeler à sa manière l’importance de l’imagination, de l’instinct, de l’intuition, dans la création, même si tout cela est dit avec une certaine naïveté il y a une reconnaissance de l’impuissance de la raison à créer.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme disait Rabelais. Il n’avait pas tort.

lundi 25 novembre 2019

La mystique chrétienne et la philosophie

Dans son ouvrage, essentiel, de 2015 sur la question de l'être, Henri Mongis soulève un point particulièrement intéressant de la mystique chrétienne :

Peinture d'Hildegarde de Bingen Scivias I.3

« Tout d'abord relevons le trait fondamental suivant, qui entre dans toute description de base de la mystique chrétienne : la manifestation mystique ne peut jamais être obtenue par soi-même, de quelque façon que ce soit. Il y a une absolue impossibilité à la produire. Elle est reçue (... ).

(...) Ce qui est exclu, c'est que de tels actes, et, d'une façon générale, de l'activité intentionnelle puisse dépendre la possibilité du vécu mystique. Il faut en dire autant de toute état passif non surnaturel. Pas plus que l'activité intentionnelle, le ne-pas-faire n'est comme tel une condition d'obtention du vécu mystique.

(...) Une ouverture profonde de la personne cherchant Dieu n'est-elle pas pourtant réclamée ( Ap 3 20 ) ? Mais pour des raisons insondables un fort engagement religieux n'est pas nécessairement gratifié de cette expérience, alors qu'elle peut être accordée à ceux qui sont « encore loin » (Lc 15 20 ).

(...) J'appelle surnaturel, dit Thérèse de Jésus, ce que nous ne pouvons acquérir par nous-mêmes, quelque soin, et quelque diligence que nous y apportions. À cet égard, tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous y disposer. »

— Henri Mongis, Ontologie du tragique et question de Dieu p.239

Il fait suivre cet exposé d'une question inévitable touchant la "recevabilité" de cette mystique dans le champ d'étude philosophique :

« Évidemment, ce caractère spécifique de la manifestation et donc de la certitude mystique chrétienne est d'emblée problématique pour le philosophe. La certitude que recherche ce dernier doit être accessible ; il faut un chemin vers elle. La méthode est la prescription des conditions nécessaires d'accès.  (...) Par rapport à ce type de certitude, la certitude mystique chrétienne peut-elle être mise en avant, est-elle même un thème philosophique recevable, dès lors que, radicalement indisponible, il n'y a pas d'accès à elle que surnaturel ?»

— ibid.

Cette question me touche particulièrement. J'ai fais une expérience mystique de cet ordre il y a de cela plus de dix ans maintenant alors que j'étais en master de philosophie.

Peu de temps après cet événement j'ai écris un petit article intitulé : Je ne fais pas œuvre de philosophique. Si le contenu de cet article portait sur une forme de rejet du terme de philosophie pour réunir tout ce champ sous celui de "pensée", dans les faits il m'est resté en mémoire comme le signe d'une rupture, d'un passage : celui de la philosophie à la foi si je puis dire.

J'étais confronté au problème posé par Mongis et je l'avais alors résolu par ... la fuite, d'une certaine manière. Je n'étais plus philosophe, je ne pouvais l'être.

Plus de dix ans plus tard la question me rattrape alors même que j'ai vécu une seconde expérience mystique, que je suis ramené régulièrement à la philosophie et que la question de l'être ne cesse à nouveau de m'obséder sous son versant négatif, mon vieil ami/ennemi : le Néant.

La réponse à cette question sera pour la fois prochaine.

samedi 9 novembre 2019

« Tout Dasein est d'emblée Mitsein » ou la question du voile

J'ai reçu ce matin L'Ontologie du tragique et question de Dieu, de Heidegger à Thomas d'Aquin d'Henri Mongis, qui était enseignant-chercheur à l'Université de Tours et que j'ai eu à cette occasion comme professeur dans le début des années 2000.






La première partie de l'ouvrage constitue une sorte de résumé du problème de l'être chez Heidegger, et c'est dans les toutes premières pages que je suis tombé sur cette phrase qui m'a donnée l'idée d'écrire ce texte :

« Le Dasein heideggérien est d'emblée Mitsein

Le Dasein c'est le mode d'être de l'homme. Pourquoi Dasein, pourquoi Être-là ? Je cite H. Mongis : « L'homme est le ( Da )» au sens ou son être ( Sein ) lui est ouvert, révélé, dévoilé, manifeste, comme lui est manifeste l'être des autres étants. » ( ibid. p.36).

Dit en des termes plus courants ( au risque de la simplification excessive ) : tout homme vit "à côté de son être", "à distance". J'irais même jusqu'à dire : tout homme vit à distance de parole de son être. Henri Mongis le dit un peu plus loin, pour Heidegger : « la "facticité" est cette obligation de devoir répondre de son être. »

Notre être nous apparaît, il nous est montré, il est à la fois ce qui fait que nous sommes et comme à distance, comme observable. C'est probablement là que s'origine la capacité réflexive de l'être humain, la prise de distance avec soi mais aussi, nous le verrons ( car tout Dasein est Mitsein ), avec les autres. D'ailleurs, et c'est assez significatif, exister signifie littéralement : se tenir ( sistere ) au-dehors (ex) ... J'existe car je me tiens au-dehors de moi-même pourrait-on dire de manière un peu grossière.

L'homme n'a pas « l'initiative de son être » résume Mongis, son être lui est jeté. Et il ajoute, en vertu du sens littéral d'exister : « cet être-jeté est à projeter ». L'être est pour l'homme une responsabilité, une charge, quelque chose qu'il tient dans les main et qu'il doit porter dans le monde, assumer. C'est ainsi que l'être de l'homme s'inscrit dans la temporalité, dans le monde, qui est nécessairement constitué des autres que moi.

J'aimerai m'éloigner un peu de la terminologie heidéggerienne pour opérer une première liaison avec Lacan.

J'ai envie d'entendre ce Dasein qui doit être projeté comme une manifestation du désir voire même, peut-être, comme l'objet a de Lacan.

En effet la découverte de cet être-jeté, pour Heidegger, se révèle lorsque l'homme assume l'angoisse de mort et découvre sa finitude. Finitude voilée par le quotidien, par le "On", les paroles toutes faites, la vie "déjà vécue" qui n'est pas "authentique".

Découvrir son désir c'est dévoiler ce qui nous manque, c'est peut-être, aussi, reconnaître sa finitude qui se manifeste par un désir d'infinitude.

Comme nous l'avons déjà souligné : tout Dasein est Mitsein. Cette angoisse de mort, cette découverte de notre finitude qui fait surgir notre désir, nous extrait du "On" pour nous obliger à mener une vie authentique : « l'anticipation angoissée de la mort convoque à des projets authentiques en coexistence avec autrui» ( Mongis, p.39 ). Projeter notre être c'est l'inscrire dans une histoire, c'est être avec autrui.

Mais qu'est-ce qu'être alors ? Si nous devons assumer notre être, si nous devons prendre la responsabilité de notre désir, et si tout cela ne peut se faire qu'avec autrui, que savons de notre être ? Si notre être est un Mitsein, un être-jeté, voire un être-à-projeter, si notre désir se manifeste comme manque, n'y-a-t-il pas le risque que nous ayons la charge d'une chose vide ? Un néant ? Néant ou ne-ens soit, littéralement, non-étant : ce qui n'est pas ce qui est. N'y aurait-il pas quelque chose de terrible si, en soulevant le voile du désir, nous découvrions que l'esse ( l'être ) de l'ens ( l'étant ) qu'est l'homme est un ne-ens ?

Henri Mongis note dans son livre : « Pour l'homme médiéval la rose était une création de Dieu. Il entendait fondamentalement l'être de la rose dans ce sens ( ens creatum : étant créé ) Cette entente n'est plus celle du monde moderne où la rose est réduite aux vues qu'ont d'elle et qu'ont sur elle des sujets souverains, dangereusement appelés à devenir "comme maîtres et possesseurs de la nature". Dangereusement, de manière très inquiétante, car si cet appel vient bien de l'être dévoilé en ce sens, ce sens voile l'être comme tel, au point qu'un autre dévoilement semble désormais impossible» (ibid. p.40).

Henri Mongis explicite cette idée heideggerienne selon laquelle « l'être est inséparé de l'homme ». L'être de la rose c'est de m'apparaître.

C'est là la dimension tragique de l'ontologie heideggerienne : la "découverte" que la rose n'est pas création de Dieu, ce dévoilement, ouvre sur une conception de son être comme dépendant du regard de l'homme. Sans Dieu créateur la nature est dans les mains des hommes, à leur entière responsabilité. L'être des choses dépend du regard des hommes.

Or, note Heidegger, ce dévoilement de l'être des choses ( de telle rose, de tel cheval, de telle personne ), voile l'être comme tel d'un voile de néant, un voile qui semble impossible à dévoiler. Pour simplifier les choses on pourrait dire qu'Heidegger fait ici référence à la notion de "désenchantement du monde".

La nature enchantée était recouverte d'un voile de mystère et, en ce sens, elle nous échappait, échappait à notre prise, à notre pouvoir. Désenchantée, dévoilée, la nature nous frappe par un brutal manque de sens. Nous avons désormais l'impression que tout le sens du monde repose dans nos mains. Désenchanté, l'être des choses mis à nu, semble encore plus abscons que jamais, vide, néantisé.

« Tout dévoilement implique du voilement » résume Henri Mongis. Toute identité implique la différence note-t-il juste avant. Ce qui m'apparaît une fois mis à nu est encore un "autre chose".

J'ai envie de rapprocher cette idée de la constitution du sujet au travers du stade du miroir chez Lacan : le "je" ne se constitue que dans l'image que me renvoie l'autre. C'est encore ce Dasein qui est un Mitsein. Mais c'est aussi cet être "différé", différé à lui-même.

Ce qui se dévoile à moi quand je me regarde dans un miroir où que je réalise dans l'image que l'autre se fait de moi, c'est un je différé, c'est un être à distance, un être projeté comme nous le disions plus haut.

Pouvoir dire "je" à son propos est probablement la première, et indispensable, violence que l'homme commet, le premier dévoilement. En disant je m'arrache à moi-même, mais je m'arrache aussi aux autres, je prend acte de cette distance qui me sépare de mon être et de l'être des autres. L'être de l'homme c'est la présence de l'homme à l'homme.

C'est aussi la naissance du désir à partir de ce manque fondamental : le manque d'être, cet être décalé, toujours à côté. La non-présence de moi à moi-même, mais aussi à autrui.

Comment retrouver cette présence à soi et au monde ? Comment résorber l'angoisse de mort, l'angoisse du néant ? Faut-il aller plus loin dans le dévoilement jusqu'à désirer dévoiler l'indévoilable ? Ou au contraire accepter que ce qui a été dévoilé doit retrouver sa place ? Accepter le mystère.

vendredi 5 octobre 2018

Aux amours solitaires

Amours solitaires, quel étrange titre pour chapeauter une collection des plus beaux traits d'un Cupidon dont Psyché a toute la dilection.

Je ne dis jamais "je m'aime". Non que je n'aimasse pas, mais cet amour-là est toujours un "tien", un "c'est-à-toi", un "c'est-tout-toi" :

"Je t'aime".

Est-il phonèmes plus beaux que ceux-là accolés ?

En ce lieu l'amour n'est jamais solitaire. Il est toujours un toi et un moi. Et si moi je suis sans toi, toi, tu résonnes, ici et là, sur les parois du monde dont, moi avec toi, je m'habille.

Ainsi ce monde me suis de ton être et il me sied, aussi, qu'il soit un "je suis ce monde-ci" qui est toi. Ce monde qui nous entoure est un entre-nous, hors-de-nous, rien-qu'à-nous, et pourtant ...

Pourtant ce qui résonne entre toi et moi résonne aussi chez ces autres "toi et moi". L'expérience la plus singulière d'être-à-soi qui nait de la réponse amoureuse à l'être-pour-toi, cette expérience est aussi intime qu'elle semble universelle.

C'est ici que le miracle se produit. Au plus intime de l'être, et au plus extérieur, qu'est-ce qui luit ainsi, si ce n'est Lui ?

Sans luisance, les amours sont solitaires.

Quel titre étrange que celui donné à cette page qui flamboie de la nitescence de ce "je t'aime" dans lequel nichent, dans une même essence, toi et moi.

Cela fait sens... Sens vers Lui, qui explore Eros, le ver luisant des rêves nocturnes de Psyché. Lui qui se perd, fou, en Lui-même, en son Logos.

Toi et moi perdons la Parole quand résonne dans le cosmos tout entier notre écho. C'est dans cette chute, ce trouble, que nous ressaisissons notre être et pouvons nous émerveiller de cette lumière d'autant plus brillante qu'elle vacille.

Quand Logos vacille avec Eros, ce qui se tient entre toi et moi s'amenuise, se réduit un instant à un "presque-rien" qui fait de nous un "presque-tout".

Je t'aime est le moment ou la Parole s'élève et chute.

Chut...