jeudi 25 octobre 2007

L'humanité ne suffit pas.

Cet article n'est pas daté. Il suit très certainement mon éveil et est un témoin assez frappant de mon état d'esprit à ce moment là ( note de 2019 ).

L'époque moderne, avec son aliénation du monde croissante, a conduit à une situation où l'homme, où qu'il aille, ne rencontre que lui-même.
— Hannah Arendt, la Crise de la Culture

Tout est possible, voilà le mal moderne. Lorsque la distinction entre fin et sens disparait, toute théorie peut devenir objective si elle s'incarne dans un jeu de concepts cohérent. C'est logique, c'est cohérent, c'est donc possible, cela peut devenir. Tout peut être tenté. L'action libérée du sens est toute puissantei.

Le socle commun disparait ; il n'y a plus de lien, il n'y a que des différences, toutes radicales.

Le sens de la présence de l'homme, de ce qu'il fait, de ce qu'il doit espérer, lorsqu'il n'appartient plus qu'à lui de le définir ne peut que se confondre avec des fins justifiant tous les moyens

Si tout le passé de l'homme signifie quelque chose, si l'homme n'est pas un animal, alors il doit y avoir quelque chose qui juge son action, qui le regarde.

Sans lui, ou bien nous abandonnons tout notre passé, toute notre culture, et devenons des animaus ; ou bien nous continuons à agir en risquant à chaque instant de nous détruire.

Par amour pour les hommes, Dieu est là.

dimanche 7 octobre 2007

Sur l'amitié

 Il s'agissait d'un entretien réalisé avec mon amie Élise Pellerin à Lyon en 2007. J'y exposais ma conception de l'amitié à ce moment-là et son ancrage dans ma lecture d'Hannah Arendt, particulièrement ( note de 2019 ).

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Jean-Baptiste, tu m'as dit avoir éprouvé au cours de ces derniers mois un changement profond dans ta façon de conçevoir la philosophie, changement qui t'a amené à réfléchir plus particulièrement sur le concept d'amitié.

Tout à fait, et j'aimerais apporter quelques précisions. Plutôt qu'un changement, il s'agit d'une plus grande compréhension de ce que la philosophie signifiait pour moi. Je concevais plutôt les écrits des philosophes comme des outils, permettant de construire ses propres outils. Avec la découverte de l'analyse de la pensée dans la philosophie d'Hannah Arendt, j'ai commencé à comprendre la lecture des philosophes comme une relation d'amitié, impliquant un dialogue. L'histoire de la philosophie serait alors l'histoire d'un grand dialogue entre amis.

Pour toi, le dialogue est le privilège des amis?
 
Oui, à partir du moment où le dialogue laisse la place au conflit. Il s'agit alors d'un dialogue au sens propre du terme. Lorsqu'un interlocuteur n'a pas peur du conflit avec celui avec qui il dialogue, alors il y a vraiment dialogue, car chacun est capable de se laisser pénétrer par la parole de l'autre.

En quoi Hannah Arendt t'a-t-elle aidé à concevoir cela?

Ce qui est fondamental, c'est le problème de la pensée. Cette découverte avait été initiée par la lecture des Considérations Morales. La pensée est l'acte fondamental - en tous cas premier - de la philosophie; et elle est profondément déstabilisante. Elle apparaît comme un mouvement cyclique destructeur: un mouvement critique continuel qui détruit ses propres fondements. Cela amène Arendt à dire que la pensée est un acte dangereux, mais que de ne pas penser est encore plus dangereux.

Le texte des Considérations Morales (qui devait constituer le premier chapitre de la Vie de l'Esprit) poursuivait ainsi la réflexion engagée par Arendt avec le procès Eichmann. Si Eichmann avait pu agir comme il l'a fait, c'est parce qu'il ne pensait pas. Ne pas penser est grave, car on ne remet alors jamais en cause les discours qui nous dirigent. Le problème d'Eichmann n'était pas de ne pas avoir de sens moral. Il avait simplement échangé une morale contre une autre. La logique nazie posait une nouvelle morale impliquant un dépassement de soi. On retrouve ce schéma dans les Bienveillantes. Pour arriver à un tel niveau de violence exercée contre l'homme, il faut remplacer l'ancienne morale par une autre.

Arendt montre que pour passer aussi brutalement d'une morale à une autre, il faut vivre à partir de préjugés. C'est un terme très juste. Le préjugé vient avant le jugement, alors que le jugement vient après la pensée pour Arendt. L'acte de pensée qui est une critique perpétuelle de ses fondements, va questionner les présupposés de la morale que l'on demande d'appliquer. Quelqu'un qui pense alors profondément le discours nazi arrive à l'idée qu'il est inacceptable. Il y a ici quelque chose d'un peu kantien, dans l'idée d'une loi morale qui doit être universelle. Pour Arendt, penser le nazisme c'était arriver à l'idée que l'homme est inutile et donc à rejeter le nazisme. Cela me semble rejoindre la parole de Nieztsche "pour pouvoir vivre moralement, il faut pouvoir se libérer de la morale": car la pensée va contre la morale qui se constitue comme un discours ambiant. La pensée dérange. Elle est dangereuse autant pour l'individu qui modifie sans cesse ses repères internes, mais aussi dans l'espace politique.

Arendt considère que la pensée est néanmoins indispensable pour éviter la violence. Cela va de pair avec l'idée de la perte des "gardes fous de la pensée", avec la disparition, dans l'idée de Dieu, d'un "juge suprême" qui posait des limites à l'action humaine. Le nazisme et le communisme qui représentent la perte des gardes-fous et aussi la perte de l'idée de "testament" marquent le fait que les hommes sont livrés à eux-même, que rien ne peut désormais arrêter leur action. La nature est déjà dominée, et Dieu ne peut plus rien; on se retrouve face à une liberté totale. Il me semble que la pensée devient alors d'autant plus importante que les gardes-fous de la pensée ont disparu. On ne peut plus rester accroché à une morale posée par l'espace politique; chacun est alors obligé de penser.

Pour en revenir à l'idée d'amitié, cette idée de pensée met bien en valeur le conflit qui est en jeu. La pensée est dangereuse, elle peut nous exclure de l'espace politique - à plus forte raison quand le contexte politique est décisif et que chacun doit prendre des décisions. La pensée fait entrer en conflit soi-même avec soi-même et soi avec les autres, mais en même temps, elle nous protège d'une action dangereuse et violente envers l'autre. Elle est donc la marque d'une profonde amitié envers les hommes. L'idée de conflit est ici très importante.
 
Il y aurait donc une dialectique conflit réconciliation, qui s'appliquerait aussi bien à la relation amicale qu'au discours philosophique?
 
Oui, tout à fait. On pourrait donner une image hégélienne de ce phénomène, en parlant d'une relation dialectique maître élève. Celui qui parle, qui se trouve dans la position de maître, est obligé de supposer, ne serait-ce que temporairement, que son discours est vrai, et ce pour pouvoir affirmer, porter un jugement, afin de pouvoir sortir du mouvement circulaire de la pensée - en fait, de "figer" sa pensée. Celui qui se trouve dans la position de l'élève est obligé de faire pénétrer le conflit en son sein pour pouvoir entrer dans un dialogue: il doit considérer lui aussi que cette parole est vraie.

C'est un moment qui doit se renverser pour qu'il y ait dialogue, et l'élève qui a intériorisé la parole de l'autre doit rendre compte de ce conflit qui est venu l'habiter. C'est le principe du dialogue. Si je ne suis pas sourd à la parole d'autrui, je suis obligé de faire entrer sa parole en moi et donc de susciter un conflit interne.

Le mal ne réside pas dans ce conflit mais dans la chance de pouvoir éviter une violence envers autrui. les amis ne se font pas de mal: le mal serait plutôt cette absence de conflit qui indique une barrière qui se dresse. Je n'entends pas l'autre, il n'existe donc plus à mes yeux. Dans le cas du nazisme, il s'agit probablement de cela: on ne considère plus le juif comme un homme. Or l'ami doit considérer l'autre comme son semblable - en tant qu'il est un être humain, mais non dans une perspective d'égalité. Le mal radical est donc résolu par le conflit. Si la guerre devient inacceptable après la seconde guerre mondiale, c'est peut-être parce qu'avec le nazisme, on ne se trouvait plus devant une guerre qui engageait seulement le conflit entre des nations, mais devant des conséquences irréparables pour l'humanité même. C'est au moment où ce mal radical a eu lieu dans le cadre de la guerre que toute idée de conflit devient impossible pour l'homme. On retrouve déjà cette idée dans l'idée de la nation allemande au XIXème (Volkgeist) qui implique une rupture entre les membres de la nation et le reste de l'humanité. L'autre est pensé comme inaccessible, la rencontre est impossible, le conflit est impossible: c'est peut-être là la racine du mal radical?
L'amitié n'est pas fondamentalement cette relation de paix parfaite entre deux personnes, qui ne doit pas être altérée, mais le moment où l'on intègre le conflit dans la relation comme quelque chose de normal et même nécessaire - tout en étant un conflit qui ne doit jamais aboutir au refus de l'autre, à son anéantissement. Il implique que le "Je ne veux plus t'entendre parler" n'existe plus: on accepte l'autre dans son intégralité. Je pars de l'idée que la relation amicale est le fondement de la philosophie, contrairement à l'idée d'un face à face conflictuel négatif entre philosophes. ll s'agit d'un conflit dans lequel les paroles sont respectées, ne sont pas ridiculisées.

Peut-être ta conception est-elle difficile à cerner car elle désigne dans l'amitié quelque chose qui est au-delà de l'affectivité? De quelle nature est alors le lien d'amitié?

Sur la question des relations affectives, il est impossible d'attendre de nos amis que leurs sentiments soient les mêmes. Certaines personnes attendent de l'amitié une sorte de soutien fusionnel, et refusent le conflit. C'est souvent dans ce type de relations qu'il y a des clash. C'est paradoxalement ceux qui mettent l'amitié au dessus de tout qui sont les premiers à casser la relation. Cela rejoint probablement la logique du conflit: ces personnes n'acceptent pas qu'il puisse y avoir conflit au sein de relations amicales. Il y a toutefois une nuance importante. Dans l'amitié philosophique, qui relève du dialogue, le conflit est nécessaire car il permet de faire avancer la pensée. Mais dans la relation amicale classique, le conflit doit être attendu mais il n'est pas nécessaire. En tous cas, l'amitié meurt lorsque le conflit n'est pas accepté ou considéré comme indépassable.

Je voudrais revenir sur cette idée de conflit dans l'amitié que tu appelles "classique". La présence de l'ami n'est-elle pas fondamentalement la source du conflit interne à l'individu? Ce que l'autre nous apporte, c'est une remise en cause de nos schémas personnels. Conflit que l'on pourra conceptualiser ensuite grâce au travail de la pensée.

Oui, on ne peut en fait pas séparer les deux plans de l'amitié que j'avais posés. Le dialogue n'est pas simplement celui de la parole philosophique, mais de la parole en général, voire du corps. Il y a cette logique de dialogue dans la vie de tous les jours, qui nourrit la pensée quotidienne. Se laisser pénétrer de la parole d'autrui permet d'entrer dans des sphères de discours qui nous seraient inaccessibles.

Ainsi, le fait d'avoir dialogué avec des amis catholiques m'a permis d'accéder à une compréhension de textes religieux que je n'aurais jamais pu acquérir seul. J'aime l'idée de "traduction": avoir intériorisé la pensée d'un croyant permet d'avoir une sorte de traduction immédiate d'un texte mystique, tout comme quelqu'un qui a appris une langue lira dans le texte. Cela rejoint le thème de la traduction dans l'œuvre de Goethe, mais je ne vais pas développer ici ce problème. L'idée de traduction est intéressante car elle permet de comprendre que l'on puisse entendre parfaitement le discours d'autrui, comme on comprend une langue étrangère, mais toujours avec le substrat de notre propre langue maternelle; tout comme l'anglais d'Arendt avait conservé des consonnances germaniques! L'appropriation d'une langue étrangère nous fait entrer dans la civilisation qui lui correspond, mais cela n'est possible que par rapport à ma propre langue et ma propre civilisation. C'est peut-être pour cela que depuis le XIXsiècle, la philosophie s'intéresse autant à la question de la langue. Il y a donc un phénomène de traduction dans l'amitié: entendre son ami, c'est s'imprégner de sa vie pour la comprendre et en même temps de questionner la nôtre. Cette vie ne nous est plus étrangère, on ne met pas un voile dessus.

Pour en revenir à la philosophie, ce processus d'intégration de la parole et de la pensée de l'autre semble nécessaire pour forger sa propre pensée; tout comme le partage de l'existence de ses amis permet de faire ses propres choix existentiels.


Effectivement, c'est intéressant. Le modèle de l'amitié permet de faire comprendre à ceux qui ne connaissent pas la philosophie ce que signifie le dialogue philosophique. Il s'agit là de la logique de la transmission et de la question de la culture.

Un des gros dangers de notre époque est d'avoir pensé la culture comme quelque chose qui détermine notre mode de vie, qui imprègne notre société. Ce qui n'est pas faux en tant que tel, mais il ne faut pas oublier que fondamentalement la culture est un processus d'appropriation, et pas seulement de détermination! A partir du moment où lon considère que la culture n'est qu'un phénomène de détermination, cela ne peut que créer du conflit dans une société qui se dit "multiculturelle". Bizarrement, cette logique de culture au sens moderne, posée comme valorisation des différentes cultures contre un schéma colonialiste, reste dans un schéma colonialiste. L'enseignement subit une crise, car la culture n'est pas seulement un déterminisme subi par l'élève, mais un parcours qu'il doit s'approprier. Cette appropriation permet de tracer son propre chemin, mais cela ne peut se faire que si l'on connait le chemin des autres. La liberté est le moment où l'on s'approprie l'expérience d'autrui avec laquelle on peut entrer en conflit.

C'est aussi le problème de l'art contemporain qui a voulu rompre avec la tradition et ne veut se fonder que sur lui-même. Les grands génies - Shakespeare, Mozart... - s'inspirent du passé, se rattachent à une tradition, tout en la dépassant. Ils montrent bien que la tradition ne détruit pas la créativité, n'empêche pas l'émergence de la personnalité. Dépasser, mettre de côté le maître après l'avoir entendu: c'est l'attitude que l'on doit avoir envers la tradition.

Cela implique un dialogue d'amitié avec les créateurs qui nous ont précédés, dans toute démarche créative.

Oui, tout à fait. Pour Arendt, l'homme édifie un monde; le monde est cette chose qui dure, qui traverse le mouvement destructeur de la nature. On peut montrer que l'animal a une conscience, mais le propre de l'homme est d'édifier un monde qui dure. L'homme est lié à un passé, et meurt en sachant que le monde lui survit - ce qui s'oppose à la logique de la nature qui est cyclique, mouvement de génération et de corruption. L'homme s'inscrit dans une linéarité et apparaît comme un petit élément de cette histoire. Penser la mort amène donc à penser la question de la création d'un monde humain, et la permanence de la parole des morts qui ont constitué ce monde.

On entretient donc nécessairement un dialogue avec cette "parole des morts", et le rejet de la tradition s'apparente à un rejet du monde. La recherche d'une création "ex nihilo" constitue une sorte de retour à l'animalité. Si penser est uniquement penser à partir de soi-même, ma parole n'a pas d'autre destination que moi-même et ne vise pas à l'immortalité. Viser à l'immortalité, c'est désirer participer à l'édification du monde - et donc avoir conscience de sa propre mortalité dans un monde qui va continuer après moi. La rupture moderne avec la tradtion est une rupture avec l'idée de dialogue, idée d'entendre la parole de l'autre qui n'est pas la mienne, et que ma propre parole peut nourrir autrui. La perte de l'idée d'immortalité, la peur de la maladie et de la vieillesse, est liée à cette conception de la tradition et par suite de l'amitié. Mais également à la perte du "garde-fou" religieux. On a fait sauter tous les gardes-fous qui permettaient de penser l'édification d'un monde! Ainsi, le rite de l'enterrement, avec l'idée que les morts restent présents. L'homme devient de plus en plus responsable de ce qui lui permet d'édifier le monde et d'être en tant qu'homme. C'est que voulait dire Hannah Arendt en citant la phrase de René Char en introduction de La Crise de la Culture, "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament": nous sommes dans une logique de liberté absolue dans laquelle l'homme a un devoir démesuré, à la fois beau et problématique.

Pour conclure, on pourrait donc dire que l'amitié est le lieu de la construction, à la fois de notre vie personnelle, mais aussi du corps social, tant sur le plan politique que sur le plan "mystique" (dans une perspective qui peut être tout autant athée que religieuse): c'est à dire qu'elle représente ce lien entre les vivants et les morts qui permet aux hommes d'humaniser le collectif animal?

C'est une phrase synthétique tout à fait juste. L'amitié telle que nous l'avons abordée touche autant aux rapports de soi-même à soi-même, à l'enjeu de l'amour de soi, qu'aux relations entre les hommes. Je pensais à Teilhard de Chardin qui parle de l'homme comme "flèche de l'évolution": l'homme structure pour lui l'évolution du cosmos. Il veut lier religion, nature, et humanité: il fait de l'homme le responsable de l'édification du cosmos. Mais je ne peux m'étendre sur cette pensée que je maîtrise mal. Teilhard constitue néanmoins probablement un auteur clef pour comprendre la place de l'homme dans la nature, le monde. Pour en revenir à ta remarque, il y a certainement une continuité entre la vie intérieure et la vie politique, et je pense effectivement que l'amitié constitue le lien politique.

Merci.