samedi 24 juillet 2021

La question du langage de Parménide à Lacan

L’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être du langage. - Michel Foucault, Les Mots et les Choses

Cet article était à l'origine à destination des étudiants de troisième année de licence de psychologie. Je souhaitais aborder cette question à partir du point de vue du langage et dans le but de la réintroduire dans la théorie psychanalytique afin de ne pas déborder la discipline étudiée ( la psychologie).

C'était un travail partial, limité, et surtout incomplet : le développement sur la tripartition lacanienne Réel / Imaginaire / Symbolique manque cruellement.

Ce que l’on peut dire des choses : de la querelle des universaux à Kant

Pour essayer de comprendre et faire comprendre le structuralisme je vais essayer de m’en tenir au problème du rapport du sujet au réel dans l’ordre de la connaissance : qu’est-ce que c’est que ce “je” qui parle, qui sait, qui pense ? Bref, à la question du langage.

On attribue la naissance du structuralisme aux cours de linguistique générale de Saussure. Le structuralisme a d’abord affaire avec le langage. Partons de là.

La pensée sur le langage ne date pas d’hier et le célèbre poème de Parménide intitulé De la Nature va marquer la naissance de la logique ( et probablement de l’épistémologie ) dans la pensée grecque et donc occidentale. En introduisant la question de l’être et du non-être, Parménide pose la question de ce que c’est qu’un discours vrai et associe durablement les réflexions sur le langage et la métaphysique.

N’allons pas plus loin et simplifions beaucoup pour retenir ceci : à partir de Parménide se pose la question de la relation entre les mots et les choses, entre les phrases et les réalités qu’elles désignent.

En termes un peu plus techniques la question devient : quelles sont les manières d’affirmer l’être et ses attributs ? ( C’est tout le sujet des Catégories d’Aristote ).

Si je dis “l’arbre est vert”, je pose la question de l’existence de l’arbre et de son prédicat ( il est vert ) et cela ouvre toute une série de problèmes qui ont été traités tout le long de l’histoire de la philosophie. Nous nous concentrerons ici sur un seul de ces problèmes : la querelle des universaux.

La querelle des universaux est le nom donné à une dispute entre des théologiens du Moyen-Âge au sujet de la distinction de trois états des “universaux” popularisée par Albert le Grand qu’il a lui-même reçu de la Logique d’Avicenne lisant et commentant Aristote et Porphyre.

Qu’est-ce qu’un universel ? C’est ce qui relie des choses distinctes et plurielles, qui est constant, qui unifie, c’est une qualité qui s’applique à toute une classe d’objets. Par exemple, l’idée de la table est l’universel de toutes les tables réellement existantes.

Dit comme cela ça n’est pas bien compliqué, mais la distinction entre trois états possible des universaux va poser des questions de fond qui vont interroger la possibilité même de la connaissance et de la science, et de la manière dont elles doivent être appréhendées.

Quels sont ces trois états des universaux ( ou trois sortes d’universaux ) ?

L’universel ante rem ou avant la chose : ce sont, grosso modo, les Idées platoniciennes. Il y une idée de la Table dont toutes les tables du monde “descendent”, sont “instanciées”. S’il n’y avait pas avant toute table une idée de la Table, aucune table n’existerait. Le but du philosophe, de celui qui veut connaître le Vrai, c’est de contempler les idées.

L’universel in re ou dans la chose : C’est l’idée que l’universel fait partie intégrante de la chose que nous observons. L’idée de table fait partie de n’importe quelle table particulière. On peut parler d’une forme d’empirisme. Qui veut connaître le Vrai doit observer la nature ( si je puis dire ). C’est la position d’Aristote par exemple.

L’universel post rem ou après la chose : les universaux ne sont ni dans les choses, ni dans une autre réalité qui précéderaient les choses, ce sont des objets de l’esprit humain. Ces objets sont :

  • Soit de purs concepts ou de pures abstractions. J’ai l’idée de la table car j’ai vu plein de tables et j’opère une relation entre chacune d’entre elles, mais cette relation est purement mentale, il n’existe pas une “tabléité” qui ferait que les tables sont tables en-dehors du regard que je porte sur elles.

  • Soit des noms arbitraires donnés à des catégories qui le sont tout autant. L’universel n’existe pas en soi il n’est qu’un pur signe.

En vrai les trois états des universaux ne recoupent pas exactement les catégories de réaliste, empiriste, idéaliste et nominaliste. J’ai procédé ainsi par soucis de simplification.

Ce qui importe ici c’est de retenir qu’avec la réflexion sur les universaux se pose la question du rapport du langage avec le réel, avec la vérité, du rapport des mots avec les choses.

La question qui se pose est celle du rapport du sujet avec le monde extérieur, avec les objets, et ce rapport, s’il était pensé de différentes manières n’avait jamais été remis en question jusqu’à Kant.

Avec Kant c’est la réalité même du rapport entre le sujet et l’objet qui est remise en cause, la possibilité que nous ayons “accès” à ce qu’il nomme la “chose en soi”.

Jusqu’à Kant l’accès du sujet aux choses était garantie, ce qui posait question c’était l’existence ou non des idées dans ces choses et donc la manière dont on pouvait les connaître.

À partir de Kant il existe un intermédiaire infranchissable entre le sujet et l’objet : le phénomène. Connaître c’est organiser par notre entendement et notre sensibilité ce qui nous apparaît.

La philosophie kantienne opère un bouleversement épistémologique considérable, ce que c’est que connaître est tout entier tourné vers le sujet. Il est une sorte d’apogée de la pensée humaniste, cette pensée entièrement tournée vers la personne humaine et la gloire de sa conscience : jamais la phrase de Protagoras, “l’homme à la mesure de toute chose”, n’est apparue aussi crument dans sa pleine radicalité qu’à partir de ce moment kantien.

Ainsi perdure le sujet. De la vieille opposition sujet / objet qui organisait tout l’ordre du savoir, il reste la possibilité de connaître le sujet, de se connaître soi, et de se connaître soi “connaissant”.

Or c’est précisément le sujet qui, à la fin du XIXe siècles et au début du XXe va être objet du “soupçon”.

Ce que je peux dire de moi-même : les maîtres du soupçon

Les “maîtres du soupçon” sont un expression de Paul Ricœur pour désigner et regrouper Nietzsche, Marx et Freud. Quel est leur point commun ?

Tous les trois ont mis à mal la pensée traditionnelle sur la conscience, et sa primauté. Qui dit “je” lorsque je parle ?

Nietzsche attribuera à l’instinct et aux pulsions une influence considérable sur les comportements humains. On pourrait simplifier en disant : c’est mon instinct qui parle quand je dis “je”.

Marx attribuera cette influence aux déterminismes sociaux : c’est ma classe sociale qui dit “je”.

Chez Freud c’est l’inconscient qui prendra le gouvernail de nos vies ( le moi n’est plus maître en sa demeure ).

Avec Kant le lien direct entre le sujet et l’objet était rompu, avec la fin du XIXe c’est le lien direct du sujet avec lui-même qui est brisé.

À partir du XXe siècle nous savons que les choses qui nous sont extérieures nous sont en soi inaccessibles, qu’il existe entre elles et nous une distance radicale que ne peut plus relier l’idée d’un Dieu omniprésent, et nous savons également qu’il existe en nous un abîme profond qui nous est lui aussi quasiment aussi inaccessible que les objets extérieurs.

Pourtant, quel que soit ce qui parle en moi ou au travers de moi, “je parle”. Quel que soit la “justesse” du lien que j’établis entre les mots et les choses, c’est moi qui prononce ces mots, c’est moi qui les écris, c’est moi qui les pense. C’est mon inconscient qui agis, c’est mon rapport aux choses, ce sont les noms que j’ai choisi de leur donner qui sortent de ma bouche ou de ma plume et touchent les oreilles de mes auditeurs ou de mes lecteurs.

Dit de manière un peu brutale : s’il n’y a plus ni objet, ni sujet, il reste au moins notre discours, il reste ce que l’on dit.

L’irruption du symbolique : le moment structuraliste

C’est maintenant que nous allons parler de structuralisme. Rappelons-le : la naissance du structuralisme est associée au cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure.de 1916.

L’idée fondamentale de cet ouvrage est que la lange est un dispositif ( une structure ) dans lequel chacun de ses éléments ne se conçoit qu’en relation d’équivalence ou d’opposition avec les autres.

Prenons par exemple les phonèmes [b] et [v]. En français “bout” et “vous” sont deux mots différents car [b] et [v] s’opposent, mais en espagnol il s’agit d’un seul et même phonème, l’opposition n’existe tout simplement pas. Ce n’est pas que le contenu sensoriel qui est ici déterminant, mais la relation réciproque des élément phonologiques au sein du système.

Ce concept de structure qui se définit exclusivement par la relation qu’entretiennent les éléments qui la compose va envahir le champ des sciences humaines à partir des travaux de Claude Lévi-Strauss.

Les sciences humaines d’alors sont encore prises dans les problématiques kantiennes. L’usage de la méthode empirique donne un verni de scientificité alors même que l’on sait que le rapport de l’homme à la chose en soi est brisé ; quant au rêve de l’unification de ces sciences par la figure de l’homme issue des lumières, elle est elle-même mise à mal par les pensées du “soupçon”.

Dans ce contexte le structuralisme avec son formalisme radical apparaît comme la solution idéale :

  • Le contenu des éléments du système n’importe pas, ce qui importe ce sont les relations entre ses éléments. Dit autrement : que le “bout” ou le “vous” existent ou non dans la réalité concrète des choses est sans importance, le système s’explique très bien par la seule existence d’une relation entre les phonèmes qui composent ces mots. La question de la relation avec les choses extérieures “réelles” est totalement secondaire.

  • De l’autre côté il s’agit de la description d’un “système” qui, s’il n’est pas totalement universel, dépasse la seule singularité d’un individu unique. Une langue et son système est partagé par plusieurs individus. Ce système a une dimension d’universalité qui règle le problème de l’excessive domination du sujet … en l’évacuant.

Dit autrement : le structuralisme fait apparaître un ordre de “réalité” commun à tous les hommes mais qui n’est pas liés aux choses en soi : C’est l’ordre du symbolique, l’ordre du langage.

C’est cet ordre issu du structuralisme que Lacan va associer au Réel et à l’Imaginaire dans sa célèbre tripartition Imaginaire / Réel / Symbolique.