mardi 29 novembre 2022

Eyes Wide Shut : qu'en cette affaire, il n'y a rien à voir.

 


Je viens de revoir Eyes Wide Shut, après de nombreuses années, et il me surprend encore.

Eyes Wide Shut c'est l'histoire d'un couple : Bill, médecin, et Alice (cf. Lewis Caroll ?), galeriste en recherche d'emploi et pour l'heure mère au foyer. Un soir, après une soirée très chic où Bill se fait draguer, un peu naïf, par deux jeunes femmes, Alice par un homme d'âge mûr, et où une escort manque de mourir d'une overdose, un soir donc, Alice, un peu trop défoncée après avoir fumée un joint, raconte à son naïf de mari, manifestement persuadé que l'engagement marital rend absolument impossible toute forme de tromperies (aussi bien réelles que fantasmées), qu'elle avait fantasmé, il y avait de cela un an, sur un jeune officiel de la marine et qu'elle rêvait de se faire sauter par lui au moment même où elle prenait des engagements sur l'avenir avec son mari.

Bill est sous le choc et part dans une grande aventure onirique et nocturne, ponctuée par les images fantasmée de sa femme le trompant, où il va être confronté aux tentations, au fantasme et au sexe : prostituée (avec laquelle il ne couchera pas), jeune fille d'un magasin de costumes qui lui fait des avances (avec laquelle il ne couchera pas), orgie (énorme mascarade grotesque à laquelle il ne participera pas).



Tout est faux dans ce film. L'orgie est une mascarade, Alice n'a jamais couchée avec personne, Bill sera incapable de le faire etc. Mais il y a une chose qui ne l'est pas du tout : la violence sociale qui arrive dès le lendemain, lors de la deuxième nuit. L'escort meure d'une overdose ; la prostituée apprend qu'elle est séropositive ; la jeune fille du magasin est vendue par son père à d'autres hommes ; les femmes nues dans la grande orgie sont elles aussi des prostituées, et un pianiste sera brutalement remercié pour avoir éventé cette mascarade de nantis au pauvre "petit" médecin.

Bill en ressort choqué : choqué par les rêves de sa femme, choqué par ses propres fantasmes, choqué par la réalité sociale dont sa condition le préservait. Il raconte tout à Alice et on arrive à l'extraordinaire dernière séquence du film.

Bill est paumé et demande à Alice ce qu'elle pense qu'ils devraient faire. Alice, dans une diction, et avec un regard, qui oscille entre la torpeur et une lucidité incisive, dit qu'ils devraient être reconnaissants d'avoir réussis à survivre à toutes leurs aventures "qu'elles aient été réelles ou seulement un rêve" (le film est une adaptation libre de Traumnovelle de Schnitzler), que "l'important c'est que nous soyons réveillés maintenant" (les yeux grands fermés), et achève par ces quelques lignes :

Alice : « Je t'aime... et tu sais, nous avons quelque chose de très important à faire le plus vite possible. »

Bill : « Quoi ? »

Alice : « Baiser » (Fuck)

Fin.

Cette fin est elle aussi une mascarade. Bill fait des promesses d'éternité auxquelles Alice ne croit pas, mais tous les deux font mines de ne pas voir ; Alice assure qu'ils sont réveillés, mais semble la moitié du temps endormie ; Ils accordent tous les deux une importance égale et indistincte aux rêves, aux fantasmes et à ce qui s'est réellement passé, c'est-à-dire ... rien. Pour finir par trouver une solution qui ne semble, qu'en apparence, les ramener à quelque chose de "réel" : baiser.

Tout cela est bel et bien une mascarade, et en ce sens ils ont bien raison de croire tout autant aux rêves qu'à ce qui ne s'est en réalité pas passé. Car en cette affaire, il ne se passe rien. Lacan disait qu'il n'y a pas de rapport sexuel, c'est-à-dire : il n'y a pas de relation entre deux êtres qui ne s'inscrive pas dans du langage. En se proposant de baiser après s'être racontés toutes leurs aventures, Bill et Alice écrivent une nouvelle partition avec de nouveaux mots pour faire la même chose qu'hier, mais pouvoir y mettre ces mots c'est précisément ce qui permet de donner consistance à cet acte, baiser.

Et c'est également exactement ce que la très haute société représentée dans le film fait avec son énorme mascarade, et toute la violence sociale qui l'accompagne. On s'imagine une société qui peut satisfaire tous ses fantasmes, que reste-t-il à dire ? Rien. Tous les mots ont été absorbés, l'acte sexuel n'a plus aucune consistance. Il ne reste plus que cette violence sociale, la puissance de l'argent, quelque chose qui aurait des conséquences bien réelles sur des gens que l'on pourrait sacrifier pour lui redonner une consistance.


Il y a deux histoires dans ce film, celle du jeune couple, finalement assez standard, qui trouve à la fin un arrangement, un nouage peut-être, pour faire avec le réel de la jouissance, et celle de la société occulte qui représente un arrangement plus radical, plus dévorant, et aussi plus éphémère, pour combler un trou impossible à combler à mesure que tous les registres du langage ont été épuisés. Mais cette deuxième histoire n'est là que pour servir la première, pour représenter ce qu'il s'agit précisément d'éviter en choisissant de se contenter de "petits" arrangements.

On pourrait le dire autrement : Eyes Wide Shut est l'histoire d'un couple qui se raconte de nouvelles histoires pour tisser un nouveau langage, incertain et propre à chacun des deux, autour du sexuel traumatique, pour continuer à vivre les "Yeux Grands Fermés"