jeudi 8 novembre 2007

L'Acheminement vers l'Amour : Entre fustion et anéantissement, vers l'unification

Ouverture

«Les profondeurs que nous prêtons à la Matière ne sont que le reflet des hauteurs de l'Esprit» [1]


Simone Weil en 1921

Aimer : «s'anéantir consciemment et volontairement à mesure qu'on prend de soi conscience d'avantage»[2].

Il est difficile de parler de l'amour, difficile de le penser. Il fait partie de ces choses que l'on croit connaître et, lorsque l'on se penche dessus, que l'on refuse de connaître d'avantage. Nous ne voulons pas savoir, essayer de savoir, ce qu'est l'amour car nous avons peur de ne pas en être digne, nous avons peur de découvrir qu'il n'existe pas, nous avons peur de découvrir que nous n'en sommes plus capable, nous avons peur ... L'Amour fait étrangement partie des expériences limites. Celles que nous avons du mal à penser, et qui nous font du mal alors que nous les pensons.

Ceci est le premier article d'une série possible d'acheminements vers l'Amour. J'emprunte ici volontairement le titre à cet ouvrage de Heidegger : Acheminement vers la Parole, pour des raisons expliqués plus loin. Ce texte devait être plus long, mais devant l'ampleur de la tâche qui s'offrait à moi, j'ai préféré me laisser du temps.

La différence au cœur de l'intimité.


Aimer c'est vouloir la présence de l'être aimé. L'être aimé est toujours présent à soi. Il est là, il est devant moi, je le vois. Il m'est présent, et est devant moi.

Je le vois et je le reconnais, il ne m'est pas indifférent, et il est autre. L'être aimé n'est pas mon semblable, ce à quoi je ressemble, ce que je puis être, ce que je suis ou ce qui m'est comparable. L'être aimé est radicalement autre, car c'est lui qui est aimé. Quelque soit les points communs que je partage avec l'être aimé, ce que je reconnais n'est pas moi. Il n'est pas un objet, ce sur quoi je me projette.
L'amour est une attente. Aimer c'est vouloir la pleine présence de l'autre à soi. Mais l'autre n'est pas toujours présent, même s'il l'est toujours dans notre cœur. Le désir de l'autre s'exprime dans les louanges, les appels, les chants. Chanter la personne aimée, la louer, c'est porter cette personne en-dehors du champ de l'intimité, c'est la rendre présente en tant qu'être aimé dans le Monde. C'est à la fois une portée et un appel. La poésie est le porte-parole de l'Amour dans le Monde ; le poème est l'appel de l'être aimé au milieu des hommes ; le poète est cet homme seul aux milieux des hommes, chantant l'être aimé dans l'espoir de sa venue.

L'Amour c'est la présence et l'absence continuelle de l'être aimé. Que cet être soit physiquement présent ou non. Il est toujours présent à soi, il habite nos pensées et notre vision. Mais il est toujours absent car nécessairement autre, pleinement autre. Pleine présence à soi, jusque dans la voix, jusqu'à lui faire écho ; mais aussi pleinement étranger à soi, car reconnu dans sa singularité. L'être aimé n'est pas moi.

Faire l'Amour comme une offrande.


"Faire l'amour" est une expression très intéressante. Dans cet acte, au premier abord purement animal, purement utilitaire (acte de procréation), nous faisons l'amour, nous le réalisons. Comme si s'opérait ici une sorte de synthèse de tout ce que signifie l'amour. Que se passe-t-il lorsque nous faisons l'amour ? faire l'Amour c'est cette étrange fusion de deux êtres qui restent, qui doivent rester, pleinement eux-mêmes alors même qu'ils se perdent l'un en l'autre. Fusion et dualité ; plaisir et peine ; faire l'amour est une action pleine car elle réunie des contraires. Faire l'amour est un acte d'unification plus que de fusion.

Simone Weil exprime très bien la douleur de l'amour : «La grande douleur de la vie humain, c'est que regarder et manger soient deux opérations différentes De l'autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c'est une seule et même opération» [3].

Regarder et manger sont des actes fortement érotiques. J'aime voir le corps de la personne aimée, et j'aime manger ce corps, le goûter, le prendre dans ma bouche. Le baiser est un acte fortement érotique. Faire un baiser sur la joue, déposer un baiser, est un don qui n'appelle pas le corps de l'autre. En ce sens il est amical. Mais le baiser sur, voir dans, la bouche est un don qui appel le baiser de l'autre, un abandon. C'est le don entier de soi. «Mon corps t'appartient». Mais je ne puis voir et manger la personne aimée en même temps, l'avoir devant moi et la goûter en même temps. Lorsque je regarde je disparais dans la pleine présence de l'autre, je me fais l'écho de l'autre ; lorsque je mange, j'accepte l'offrande de l'autre, son don de soi. Je ne puis faire les deux en même temps signifie : je ne puis me perdre dans la personne aimée, et me l'approprier en même temps. Si je ne fais que me perdre, je disparais et donc je ne jouis plus de cette perte. Si je ne fais que m'incorporer la personne aimée, elle disparaît et je ne puis plus en jouir. Il me faut tout à la fois disparaître et incorporer, me fondre dans l'être aimé et le faire disparaître. Mais je ne puis aimer que ce qui m'apparaît, et je ne puis être aimé que parce que je lui apparais. Faire l'Amour serait-il aussi le défaire ? Non. Car en réalité, lorsque nous faisons l'amour nous n'arrivons jamais à manger pleinement la personne aimée, ni à disparaître pleinement en elle. À défaut de pouvoir faire les deux en même temps nous n'en faisons pleinement aucun. La satisfaction d'après l'amour est toujours tâchée d'une peine.

L'erreur est peut-être de vouloir manger alors que nous ne devrions que nous offrir. Nous ne devrions pas vouloir manger, nous ne devrions qu'accepter la nourriture offerte par l'autre. Et s'offrir soi-même.

L'Amour fait sonner le silence.


«Comme Dieu a créé notre autonomie pour que nous ayons la possibilité d'y renoncer par amour, pour la même raison nous devons vouloir la conservation de l'autonomie chez nos semblables» [4]

L'amoureux se laisse pénétrer de l'être aimé, sans désirer la nécessité de la réciproque, même si celle-ci est nécessaire. Il attend l'autre, cela compte plus que savoir si l'autre l'attend également. Le dialogue des amis nécessite la réciprocité. L'Amour n'est pas un dialogue, les amants, ne se répondent pas comme les amis, il se font écho. Et parce que l'amour est une attente, le chant des amoureux est un chant du silence. L'amour entend l'inaudible [5], il est «le recueil où sonne le silence» [6]. Sonner le silence, n'est pas seulement le chant amoureux des amants, c'est l'Amour même. Ce moment où moi et l'autre sommes un, tout en étant parfaitement distinct. Ce moment où la double attente sonne à l'unisson. C'est un moment miraculeux, et en ce sens il peut bien être représenté comme un couperet s'abattant d'un coup, comme un "coup de foudre". Illuminé de toute part, c'est lorsque la foudre m'a traversé, le feu m'a consumé, que la conscience du miracle apparaît. Mais il n'y a pas de mots, alors règne pendant un temps encore, le silence. C'est un silence de mort et un souvenir brûlant. Moment miraculeux, «tout se passe comme si (...) il était devenu manifeste à la sensibilité elle-même que le silence n'est pas absence de sons, mais une chose infiniment plus réelle que les sons, et le siège d'une harmonie plus parfaite que la plus belle dont les sons combinés soient susceptibles»[7].

L'Amour est ce chant harmonieux des amants, l'un pour l'autre, qui n'attendent rien l'un de l'autre. C'est un chant et donc un appel, un écho et donc un résonance dans le monde. Mais un chant inaudible, un écho silencieux ! Quel être pour entendre ce chant ? Quel monde pour résonner à cet écho ? L'ouverture à l'invisible et à l'inaudible qu'est l'Amour est violente. Ce couperet, ce coup de foudre, transperce le cœur et l'âme, ne me laisse pas indemne. Simple ouverture ! Qu'elle est cette terre au creux de laquelle résonne le silence, et quel cet auditeur de l'inaudible qui attendent les amants ?

[1] Teilhard de Chardin, L'Évolution de la Chasteté in "Sur l'Amour" p.61

[2] Teilhard de Chardin,Le Milieu Divin p.157,158

[3] Simone Weil, Formes de l'Amour implicite de Dieu in Œuvres, quarto p.735

[4] Simone Weil, Œuvres p.743

[5] Référence à cette très belle phrase de Simone Weil : l'Amour voit l'Invisible.

[6] Heidegger, Acheminement vers la parole, p.34. Je me permet d'utiliser cette expression pour l'Amour, là ou Heidegger l'utilise pour la parole. Mais chez Heidegger le déploiement du parler se fait dans «l'appel original qui enjoint de venir à l'intimité du monde et des chose». Cette intimité dans laquelle est unit monde et choses est tenue ouverte par la Dif-férence. Or je retrouve ici un schéma identique à celui de l'amour. C'est bien la différence, le "je ne suis pas l'être aimé, et l'être aimé n'est pas moi" qui m'unit dans l'intimité avec la personne aimée. Mais le phénomène est ici inverse. Le chant de l'Amour, contrairement au parler, n'enjoint pas de venir à l'intimité du monde et des choses, au contraire il est l'écho dans le Monde de l'Amour des amants, de leur intimité. Le chant des amants appel le monde et les choses à soi. La parole de l'homme l'amène dans l'intimité du monde et des choses.

[7] Simone Weil, Œuvres p.763

jeudi 25 octobre 2007

L'humanité ne suffit pas.

Cet article n'est pas daté. Il suit très certainement mon éveil et est un témoin assez frappant de mon état d'esprit à ce moment là ( note de 2019 ).

L'époque moderne, avec son aliénation du monde croissante, a conduit à une situation où l'homme, où qu'il aille, ne rencontre que lui-même.
— Hannah Arendt, la Crise de la Culture

Tout est possible, voilà le mal moderne. Lorsque la distinction entre fin et sens disparait, toute théorie peut devenir objective si elle s'incarne dans un jeu de concepts cohérent. C'est logique, c'est cohérent, c'est donc possible, cela peut devenir. Tout peut être tenté. L'action libérée du sens est toute puissantei.

Le socle commun disparait ; il n'y a plus de lien, il n'y a que des différences, toutes radicales.

Le sens de la présence de l'homme, de ce qu'il fait, de ce qu'il doit espérer, lorsqu'il n'appartient plus qu'à lui de le définir ne peut que se confondre avec des fins justifiant tous les moyens

Si tout le passé de l'homme signifie quelque chose, si l'homme n'est pas un animal, alors il doit y avoir quelque chose qui juge son action, qui le regarde.

Sans lui, ou bien nous abandonnons tout notre passé, toute notre culture, et devenons des animaus ; ou bien nous continuons à agir en risquant à chaque instant de nous détruire.

Par amour pour les hommes, Dieu est là.

dimanche 7 octobre 2007

Sur l'amitié

 Il s'agissait d'un entretien réalisé avec mon amie Élise Pellerin à Lyon en 2007. J'y exposais ma conception de l'amitié à ce moment-là et son ancrage dans ma lecture d'Hannah Arendt, particulièrement ( note de 2019 ).

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Jean-Baptiste, tu m'as dit avoir éprouvé au cours de ces derniers mois un changement profond dans ta façon de conçevoir la philosophie, changement qui t'a amené à réfléchir plus particulièrement sur le concept d'amitié.

Tout à fait, et j'aimerais apporter quelques précisions. Plutôt qu'un changement, il s'agit d'une plus grande compréhension de ce que la philosophie signifiait pour moi. Je concevais plutôt les écrits des philosophes comme des outils, permettant de construire ses propres outils. Avec la découverte de l'analyse de la pensée dans la philosophie d'Hannah Arendt, j'ai commencé à comprendre la lecture des philosophes comme une relation d'amitié, impliquant un dialogue. L'histoire de la philosophie serait alors l'histoire d'un grand dialogue entre amis.

Pour toi, le dialogue est le privilège des amis?
 
Oui, à partir du moment où le dialogue laisse la place au conflit. Il s'agit alors d'un dialogue au sens propre du terme. Lorsqu'un interlocuteur n'a pas peur du conflit avec celui avec qui il dialogue, alors il y a vraiment dialogue, car chacun est capable de se laisser pénétrer par la parole de l'autre.

En quoi Hannah Arendt t'a-t-elle aidé à concevoir cela?

Ce qui est fondamental, c'est le problème de la pensée. Cette découverte avait été initiée par la lecture des Considérations Morales. La pensée est l'acte fondamental - en tous cas premier - de la philosophie; et elle est profondément déstabilisante. Elle apparaît comme un mouvement cyclique destructeur: un mouvement critique continuel qui détruit ses propres fondements. Cela amène Arendt à dire que la pensée est un acte dangereux, mais que de ne pas penser est encore plus dangereux.

Le texte des Considérations Morales (qui devait constituer le premier chapitre de la Vie de l'Esprit) poursuivait ainsi la réflexion engagée par Arendt avec le procès Eichmann. Si Eichmann avait pu agir comme il l'a fait, c'est parce qu'il ne pensait pas. Ne pas penser est grave, car on ne remet alors jamais en cause les discours qui nous dirigent. Le problème d'Eichmann n'était pas de ne pas avoir de sens moral. Il avait simplement échangé une morale contre une autre. La logique nazie posait une nouvelle morale impliquant un dépassement de soi. On retrouve ce schéma dans les Bienveillantes. Pour arriver à un tel niveau de violence exercée contre l'homme, il faut remplacer l'ancienne morale par une autre.

Arendt montre que pour passer aussi brutalement d'une morale à une autre, il faut vivre à partir de préjugés. C'est un terme très juste. Le préjugé vient avant le jugement, alors que le jugement vient après la pensée pour Arendt. L'acte de pensée qui est une critique perpétuelle de ses fondements, va questionner les présupposés de la morale que l'on demande d'appliquer. Quelqu'un qui pense alors profondément le discours nazi arrive à l'idée qu'il est inacceptable. Il y a ici quelque chose d'un peu kantien, dans l'idée d'une loi morale qui doit être universelle. Pour Arendt, penser le nazisme c'était arriver à l'idée que l'homme est inutile et donc à rejeter le nazisme. Cela me semble rejoindre la parole de Nieztsche "pour pouvoir vivre moralement, il faut pouvoir se libérer de la morale": car la pensée va contre la morale qui se constitue comme un discours ambiant. La pensée dérange. Elle est dangereuse autant pour l'individu qui modifie sans cesse ses repères internes, mais aussi dans l'espace politique.

Arendt considère que la pensée est néanmoins indispensable pour éviter la violence. Cela va de pair avec l'idée de la perte des "gardes fous de la pensée", avec la disparition, dans l'idée de Dieu, d'un "juge suprême" qui posait des limites à l'action humaine. Le nazisme et le communisme qui représentent la perte des gardes-fous et aussi la perte de l'idée de "testament" marquent le fait que les hommes sont livrés à eux-même, que rien ne peut désormais arrêter leur action. La nature est déjà dominée, et Dieu ne peut plus rien; on se retrouve face à une liberté totale. Il me semble que la pensée devient alors d'autant plus importante que les gardes-fous de la pensée ont disparu. On ne peut plus rester accroché à une morale posée par l'espace politique; chacun est alors obligé de penser.

Pour en revenir à l'idée d'amitié, cette idée de pensée met bien en valeur le conflit qui est en jeu. La pensée est dangereuse, elle peut nous exclure de l'espace politique - à plus forte raison quand le contexte politique est décisif et que chacun doit prendre des décisions. La pensée fait entrer en conflit soi-même avec soi-même et soi avec les autres, mais en même temps, elle nous protège d'une action dangereuse et violente envers l'autre. Elle est donc la marque d'une profonde amitié envers les hommes. L'idée de conflit est ici très importante.
 
Il y aurait donc une dialectique conflit réconciliation, qui s'appliquerait aussi bien à la relation amicale qu'au discours philosophique?
 
Oui, tout à fait. On pourrait donner une image hégélienne de ce phénomène, en parlant d'une relation dialectique maître élève. Celui qui parle, qui se trouve dans la position de maître, est obligé de supposer, ne serait-ce que temporairement, que son discours est vrai, et ce pour pouvoir affirmer, porter un jugement, afin de pouvoir sortir du mouvement circulaire de la pensée - en fait, de "figer" sa pensée. Celui qui se trouve dans la position de l'élève est obligé de faire pénétrer le conflit en son sein pour pouvoir entrer dans un dialogue: il doit considérer lui aussi que cette parole est vraie.

C'est un moment qui doit se renverser pour qu'il y ait dialogue, et l'élève qui a intériorisé la parole de l'autre doit rendre compte de ce conflit qui est venu l'habiter. C'est le principe du dialogue. Si je ne suis pas sourd à la parole d'autrui, je suis obligé de faire entrer sa parole en moi et donc de susciter un conflit interne.

Le mal ne réside pas dans ce conflit mais dans la chance de pouvoir éviter une violence envers autrui. les amis ne se font pas de mal: le mal serait plutôt cette absence de conflit qui indique une barrière qui se dresse. Je n'entends pas l'autre, il n'existe donc plus à mes yeux. Dans le cas du nazisme, il s'agit probablement de cela: on ne considère plus le juif comme un homme. Or l'ami doit considérer l'autre comme son semblable - en tant qu'il est un être humain, mais non dans une perspective d'égalité. Le mal radical est donc résolu par le conflit. Si la guerre devient inacceptable après la seconde guerre mondiale, c'est peut-être parce qu'avec le nazisme, on ne se trouvait plus devant une guerre qui engageait seulement le conflit entre des nations, mais devant des conséquences irréparables pour l'humanité même. C'est au moment où ce mal radical a eu lieu dans le cadre de la guerre que toute idée de conflit devient impossible pour l'homme. On retrouve déjà cette idée dans l'idée de la nation allemande au XIXème (Volkgeist) qui implique une rupture entre les membres de la nation et le reste de l'humanité. L'autre est pensé comme inaccessible, la rencontre est impossible, le conflit est impossible: c'est peut-être là la racine du mal radical?
L'amitié n'est pas fondamentalement cette relation de paix parfaite entre deux personnes, qui ne doit pas être altérée, mais le moment où l'on intègre le conflit dans la relation comme quelque chose de normal et même nécessaire - tout en étant un conflit qui ne doit jamais aboutir au refus de l'autre, à son anéantissement. Il implique que le "Je ne veux plus t'entendre parler" n'existe plus: on accepte l'autre dans son intégralité. Je pars de l'idée que la relation amicale est le fondement de la philosophie, contrairement à l'idée d'un face à face conflictuel négatif entre philosophes. ll s'agit d'un conflit dans lequel les paroles sont respectées, ne sont pas ridiculisées.

Peut-être ta conception est-elle difficile à cerner car elle désigne dans l'amitié quelque chose qui est au-delà de l'affectivité? De quelle nature est alors le lien d'amitié?

Sur la question des relations affectives, il est impossible d'attendre de nos amis que leurs sentiments soient les mêmes. Certaines personnes attendent de l'amitié une sorte de soutien fusionnel, et refusent le conflit. C'est souvent dans ce type de relations qu'il y a des clash. C'est paradoxalement ceux qui mettent l'amitié au dessus de tout qui sont les premiers à casser la relation. Cela rejoint probablement la logique du conflit: ces personnes n'acceptent pas qu'il puisse y avoir conflit au sein de relations amicales. Il y a toutefois une nuance importante. Dans l'amitié philosophique, qui relève du dialogue, le conflit est nécessaire car il permet de faire avancer la pensée. Mais dans la relation amicale classique, le conflit doit être attendu mais il n'est pas nécessaire. En tous cas, l'amitié meurt lorsque le conflit n'est pas accepté ou considéré comme indépassable.

Je voudrais revenir sur cette idée de conflit dans l'amitié que tu appelles "classique". La présence de l'ami n'est-elle pas fondamentalement la source du conflit interne à l'individu? Ce que l'autre nous apporte, c'est une remise en cause de nos schémas personnels. Conflit que l'on pourra conceptualiser ensuite grâce au travail de la pensée.

Oui, on ne peut en fait pas séparer les deux plans de l'amitié que j'avais posés. Le dialogue n'est pas simplement celui de la parole philosophique, mais de la parole en général, voire du corps. Il y a cette logique de dialogue dans la vie de tous les jours, qui nourrit la pensée quotidienne. Se laisser pénétrer de la parole d'autrui permet d'entrer dans des sphères de discours qui nous seraient inaccessibles.

Ainsi, le fait d'avoir dialogué avec des amis catholiques m'a permis d'accéder à une compréhension de textes religieux que je n'aurais jamais pu acquérir seul. J'aime l'idée de "traduction": avoir intériorisé la pensée d'un croyant permet d'avoir une sorte de traduction immédiate d'un texte mystique, tout comme quelqu'un qui a appris une langue lira dans le texte. Cela rejoint le thème de la traduction dans l'œuvre de Goethe, mais je ne vais pas développer ici ce problème. L'idée de traduction est intéressante car elle permet de comprendre que l'on puisse entendre parfaitement le discours d'autrui, comme on comprend une langue étrangère, mais toujours avec le substrat de notre propre langue maternelle; tout comme l'anglais d'Arendt avait conservé des consonnances germaniques! L'appropriation d'une langue étrangère nous fait entrer dans la civilisation qui lui correspond, mais cela n'est possible que par rapport à ma propre langue et ma propre civilisation. C'est peut-être pour cela que depuis le XIXsiècle, la philosophie s'intéresse autant à la question de la langue. Il y a donc un phénomène de traduction dans l'amitié: entendre son ami, c'est s'imprégner de sa vie pour la comprendre et en même temps de questionner la nôtre. Cette vie ne nous est plus étrangère, on ne met pas un voile dessus.

Pour en revenir à la philosophie, ce processus d'intégration de la parole et de la pensée de l'autre semble nécessaire pour forger sa propre pensée; tout comme le partage de l'existence de ses amis permet de faire ses propres choix existentiels.


Effectivement, c'est intéressant. Le modèle de l'amitié permet de faire comprendre à ceux qui ne connaissent pas la philosophie ce que signifie le dialogue philosophique. Il s'agit là de la logique de la transmission et de la question de la culture.

Un des gros dangers de notre époque est d'avoir pensé la culture comme quelque chose qui détermine notre mode de vie, qui imprègne notre société. Ce qui n'est pas faux en tant que tel, mais il ne faut pas oublier que fondamentalement la culture est un processus d'appropriation, et pas seulement de détermination! A partir du moment où lon considère que la culture n'est qu'un phénomène de détermination, cela ne peut que créer du conflit dans une société qui se dit "multiculturelle". Bizarrement, cette logique de culture au sens moderne, posée comme valorisation des différentes cultures contre un schéma colonialiste, reste dans un schéma colonialiste. L'enseignement subit une crise, car la culture n'est pas seulement un déterminisme subi par l'élève, mais un parcours qu'il doit s'approprier. Cette appropriation permet de tracer son propre chemin, mais cela ne peut se faire que si l'on connait le chemin des autres. La liberté est le moment où l'on s'approprie l'expérience d'autrui avec laquelle on peut entrer en conflit.

C'est aussi le problème de l'art contemporain qui a voulu rompre avec la tradition et ne veut se fonder que sur lui-même. Les grands génies - Shakespeare, Mozart... - s'inspirent du passé, se rattachent à une tradition, tout en la dépassant. Ils montrent bien que la tradition ne détruit pas la créativité, n'empêche pas l'émergence de la personnalité. Dépasser, mettre de côté le maître après l'avoir entendu: c'est l'attitude que l'on doit avoir envers la tradition.

Cela implique un dialogue d'amitié avec les créateurs qui nous ont précédés, dans toute démarche créative.

Oui, tout à fait. Pour Arendt, l'homme édifie un monde; le monde est cette chose qui dure, qui traverse le mouvement destructeur de la nature. On peut montrer que l'animal a une conscience, mais le propre de l'homme est d'édifier un monde qui dure. L'homme est lié à un passé, et meurt en sachant que le monde lui survit - ce qui s'oppose à la logique de la nature qui est cyclique, mouvement de génération et de corruption. L'homme s'inscrit dans une linéarité et apparaît comme un petit élément de cette histoire. Penser la mort amène donc à penser la question de la création d'un monde humain, et la permanence de la parole des morts qui ont constitué ce monde.

On entretient donc nécessairement un dialogue avec cette "parole des morts", et le rejet de la tradition s'apparente à un rejet du monde. La recherche d'une création "ex nihilo" constitue une sorte de retour à l'animalité. Si penser est uniquement penser à partir de soi-même, ma parole n'a pas d'autre destination que moi-même et ne vise pas à l'immortalité. Viser à l'immortalité, c'est désirer participer à l'édification du monde - et donc avoir conscience de sa propre mortalité dans un monde qui va continuer après moi. La rupture moderne avec la tradtion est une rupture avec l'idée de dialogue, idée d'entendre la parole de l'autre qui n'est pas la mienne, et que ma propre parole peut nourrir autrui. La perte de l'idée d'immortalité, la peur de la maladie et de la vieillesse, est liée à cette conception de la tradition et par suite de l'amitié. Mais également à la perte du "garde-fou" religieux. On a fait sauter tous les gardes-fous qui permettaient de penser l'édification d'un monde! Ainsi, le rite de l'enterrement, avec l'idée que les morts restent présents. L'homme devient de plus en plus responsable de ce qui lui permet d'édifier le monde et d'être en tant qu'homme. C'est que voulait dire Hannah Arendt en citant la phrase de René Char en introduction de La Crise de la Culture, "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament": nous sommes dans une logique de liberté absolue dans laquelle l'homme a un devoir démesuré, à la fois beau et problématique.

Pour conclure, on pourrait donc dire que l'amitié est le lieu de la construction, à la fois de notre vie personnelle, mais aussi du corps social, tant sur le plan politique que sur le plan "mystique" (dans une perspective qui peut être tout autant athée que religieuse): c'est à dire qu'elle représente ce lien entre les vivants et les morts qui permet aux hommes d'humaniser le collectif animal?

C'est une phrase synthétique tout à fait juste. L'amitié telle que nous l'avons abordée touche autant aux rapports de soi-même à soi-même, à l'enjeu de l'amour de soi, qu'aux relations entre les hommes. Je pensais à Teilhard de Chardin qui parle de l'homme comme "flèche de l'évolution": l'homme structure pour lui l'évolution du cosmos. Il veut lier religion, nature, et humanité: il fait de l'homme le responsable de l'édification du cosmos. Mais je ne peux m'étendre sur cette pensée que je maîtrise mal. Teilhard constitue néanmoins probablement un auteur clef pour comprendre la place de l'homme dans la nature, le monde. Pour en revenir à ta remarque, il y a certainement une continuité entre la vie intérieure et la vie politique, et je pense effectivement que l'amitié constitue le lien politique.

Merci.

vendredi 7 septembre 2007

אהיה אשׁר אהיה (Èhiè ashèr èhiè)

Cet article était une réponse à l'article d'une amie intitulé "Le nom qui est au-delà de tout nom". Je continue à creuser la question de circularité et de la linéarité du temps, ainsi que de la parole, et, in fine, la question de l'être ( note de 2019 ).

Si j'ouvre la traduction de Chouraqui (Exode est ici Noms), je lis : «Elohîm dit à Moshè : "Èhiè ashèr èhiè ! - Je serai qui je serai"». Ce qui paraît logique puisque s'il n'y a pas vraiment de présent en hébreu, nous ne pouvons avoir "je suis ce que je serai". IHVH termine par "Voilà mon nom en pérennité,\ voilà ma mémoration de cycle en cycle".

La vérité chez les grecs était témoignage des yeux. La parole n'était là que pour communiquer ces visions, les traduire en mots. La vue est fondamentale chez les grecs. La vérité est ici ineffable, et figée. C'est pour cette raison que l'intuition est si importante chez les grecs. L'intuition est le résultat d'une contemplation, quelque chose de figé. La θεορια grecque est un processus de savoir qui a un but, qui est linéaire. Ici le λογος ne peut être que descriptif. La contemplation était primordiale car c'était l'action qui était admirée. Non pas cette inscription dans une temporalité qu'implique la recherche d'une signification, mais la contemplation d'un pur advenir. Être là au bon moment pour contempler l'action réalisée au bon moment. Le savoir devenait la quête des philosophes : qu'ai-je vu ?

Avec la religion hébraïque nous passons de l'ineffable grec à l'invisible. Dieu se présente comme celui qui peut être entendu, mais pas vu. La vérité n'est pas la vue, l'identité de ce que l'on a sous les yeux, mais l'obéissance : est-ce que j'obéis à la parole de Dieu ? La vérité est dans la signification de la parole. Et la signification de la parole se recherche par le travail toujours recommencé de la pensée. C'est ainsi que la religion hébraïque créé l'histoire. Ou plutôt, fait de l'histoire l'élément fondateur d'un peuple. L'histoire est linéaire, elle construit du sens. Paradoxalement, le travail sur ce sens est circulaire : c'est la pensée, en tant qu'elle est pure recherche de sens, qui révèle l'histoire. Le couple Histoire/pensée, est l'opposé exact du couple contemplation de l'action/savoir. La contemplation est toujours recommencée, mais la recherche du savoir (décrire en mot l'identité visible) est linéaire, elle a un but précis : mettre les bons mots sur l'image. Chez les juifs, la pensée est révélation toujours recommencée d'un devenir que ne peut promettre qu'un Dieu invisible et éternel.

On retrouve la notion d'éternité chez les philosophes grecs. Héraclite (fragment B30) nous dit :

«Ce monde-ci, le même pour tous,
nul des dieux ni des hommes ne l'a fait,
Mais il était toujours est et sera,
Feu éternel s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure.»

Mais aussi, bien sur, chez Parménide (fragment VIII) :

«Seul reste donc le récit de la voie
«est». Sur elle, les marques sont
très nombreuses : en étant sans naissances et sans trépas il est,
entier, seul de sa race, sans tremblement et non dépourvus de fin,
jamais il n'étais ni ne sera, car il est au présent, tout ensemble,
un, continu.»

Le reste du fragment est sublime, mais je dois m'arrêter. Dans ce poème il est dit un moment : «J'arrête là pour toi le discours fiable et la pensée sur la vérité.» Passage sublime. Un des rares moment dans lesquels la pensée, le discours, est chemin vers la vérité. Ici les dieux sont semblables aux hommes, car ils sont spectateurs d'un monde qui le précèdent. D'une certaine manière la philosophie grecque est l'assassin de la religion grecque.

Ce qu'il y a d'intéressant chez Héraclite et Parménide, c'est la question du temps et de l'être. Chez Héraclite, le monde est et sera. Présent et futur. On est ici assez proche du «Je suis ce que je serai». Avec Parménide il y a une sorte de refus du devenir dans l'être. Paradoxalement, il dit de lui qu'il est "continu". Il est, ne devient pas, mais continue d'être. Peut-être un problème d'histoire. Chez les grecs l'histoire est déjà un produit humain et divin, mais pas un produit de l'être, du moins pas spécifiquement. Avec la religion hébraïque, Dieu créé l'histoire. Voilà peut-être la raison d'un Dieu qui «serai ce qu'il serai», un devenir absolu.

Si l'homme est à l'image de Dieu, alors l'histoire est le seul moyen d'inscrire l'homme dans un devenir. Parce que l'homme a un horizon, la mort, parce que l'histoire des ses Ancêtres lui apprend qu'il est né dans un monde qui était avant lui et qui continuera d'être après lui, alors son inscription dans un devenir se comprend dans la naissance. «Un enfant nous est né», par cette phrase nous savons déjà la fin de l'histoire : «un homme est mort». Mais pas la fin de toute l'histoire. Ici Dieu se fait homme en s'inscrivant lui-même dans l'histoire des hommes qu'il a rendu possible en les faisant à son image et en leur donnant la volonté.

Dieu s'il est entendu est innommable, car son nom lui donnerai une fixité qu'il n'a pas en propre. Seuls les animaux, les plantes, les minéraux etc. peuvent être nommés. Car leur vie de pure circularité les figent dans leur être. Ils sont toujours identiques à eux-mêmes. L'homme comme Dieu, devient. Et son nom résonne qu'au travers de son histoire. Dieu en pur devenir ne peut être nommé car il est déjà pleinement tous ce qu'il devient, et cela est pour nous invisible. L'homme doit attendre sa mort pour être parfaitement nommé. À la naissance il est difficile de distinguer un petit jules d'un autre petit jules, ils sont des êtres en devenir. Mais à la mort Jules Renard n'est pas Jules César. Leur naissance est pourtant déjà marquée par leur nom de famille, et cette famille constitue déjà pour eux une inscription dans une histoire.

Le «je serai ce que je serai» du Dieu de la religion hébraïque disait : vous, mon peuple, devez vous inscrire dans une grande histoire familiale. Vous êtes un peuple en devenir et devez faire de l'obéissance en ma parole la directive de vos actions.
Le «un enfant nous est né» du Dieu chrétien disait : Je ne parle plus seulement à un peuple, mais à vous tous, hommes. Chacun d'entre-vous êtes des devenir. Vous êtes libre car Jésus a racheté vos péchés en se faisant à son tour homme, en mourant, et en ressuscitant. Il a fait de la mort votre horizon, et du souvenir en vos semblables votre résurrection. Jésus a produit l'histoire qui permet à chacun des hommes de s'inscrire dans un devenir qui ne le fait pas chuter dans l'anéantissement.
Se faire un nom. Les hommes peuvent nommer, mais leur prénom ne les saisit pas dans leur devenir. Puis vient la mort, et une nouvelle vie en chacun de nous.

Souviens-toi que tu es mortel, et écoutes la parole des morts.

Babel : Sauver les hommes de l'anéantissement

11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. 11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. 11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. 11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. 11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. 11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté. 11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres. 11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville. 11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.

— Genèse 11


Le mythe de Babel s'achève par la multiplications des langues, et par là la confusion entre les hommes, et leur dispersion sur la terre. Dieu nous dit : "parlez diverses langues et partez habiter la terre", "vivez dans la confusion des langues et affrontez la nature". Dans le mythe de Babel, Dieu détruit à la souche la possibilité d'une unification des hommes, ainsi que la fuite de cette terre.
Ces hommes qui veulent être Un et sortir de cette terre, sont ramenés à un double conflit : conflit entre soi et l'autre, et conflit de soi avec soi.

La langue de l'homme devient les langues des hommes. Les individus émergent et par là le conflit. De soi avec autrui, et de soi avec soi. La langue que je parle n'est pas celle de l'autre, et la langue avec laquelle je me parle n'est pas mienne. De la diversité des langues né le conflit, le conflit inhérent au dialogue, ce moment ou deux langues se rencontrent, s'entre-choquent. Du conflit né la pensée.

L'homme-hors-du-monde doit habiter la terre. L'homme doit vivre, entrer dans le processus vital, le mouvement cyclique perpétuel. L'homme doit habiter la nature, et de cette habitation né le conflit. Conflit entre les espèces animales pour la vie. L'animal-homme contre les autres animaux, les animaux-hommes contre eux-mêmes. Mais aussi l'homme contre l'animal-homme. L'homme contre lui-même. De ce conflit né le monde, l'œuvre des mains des hommes, qui dure et traverse le processus vital, inscrit l'homme dans une histoire, créé une culture. De ce conflit né l'homme qui choisi de vivre pleinement dans ce monde, et par là même hors de ce monde.

Voici condensé les effets de l'action divine sur l'homme au travers de la chute de Babel. Ce que Dieu fait émerger dans la vie humaine, c'est le conflit. Pas la simple violence, qui est animale, mais la violence dans la rencontre avec l'altérité. Si l'animal a conscience de soi, c'est une conscience de soi comme identité avec soi-même. L'homme se rencontre comme un autre, dans le conflit. Nous le verrons plus loin, de l'effondrement de la tour de Babel, Dieu fait émerger l'homme.

Se rencontrer comme autre que soi, et rencontrer autrui comme autre que soi, voilà la conséquence de la confusion des langues. La pensée s'exprime au travers d'une langue. Une langue en bute avec elle-même, avec les autres langues. La pensée est un mouvement perpétuel d'auto-destruction de ses propres fondations. Elle ne fixe rien et désolidarise ce qui nous apparaît comme fixé, stable. La pensée est conflictuelle, mais aussi source du dialogue. La pensée a besoin du dialogue avec l'autre pour ne pas se figer, sans ce dialogue elle ne dispose pas des élements de discours lui permettant de saper ses fondations. La pensée est conflictuelle par nature, et suppose paradoxalement un dialogue serein entre ses interlocuteurs. La pensée émergeant dans le conflit suppose que les corps et les passions se calment.

Si la pensée est possible pour chacun des hommes, son actualisation n'est pas naturelle. L'animal-homme n'a pas besoin de la pensée, il doit même la craindre. L'animal-homme vit dans l'espace des nécessités, au plein cœur de la vie. En sapant ses certitudes, la pensée apparaît comme ennemie de sa recherche du bonheur. Dans le mythe de Babel la possibilité de la pensée apparaît comme une conséquence de la chute de la tour. La pensée est un don fait à l'animal-homme pour devenir homme. Pense, et devient.

La pensée est mouvement cyclique perpétuel, comme la vie. Mais contrairement à elle, elle se nourrie de linéarité. La pensée exige une culture, des cultures. Les paroles dont elle se nourrie sont riches d'une histoire, d'un passé et de l'espérence d'un futur. La pensée elle-même ne peut se maintenir dans le dialogue qu'en s'inscrivant ponctuellement dans une linéarité. La pensée est un pur mouvement cyclique auto-destructif, mais de la destruction ne nait pas le discours. La pensée doit donner naissance à des jugements, des pensées figées dans le temps. Sans jugements, le dialogue ne peut naître. Le dialogue se nourrit d'affirmation. La langue ne peut reproduire la pensée dans sa circularité, elle ne peut l'exprimer que dans une linéarité. Le dialogue est linéaire, il a un début et une fin. La pensée apparaît donc comme une tension entre le circulaire et le linéaire. Son mouvement est circulaire, mais se nourrit de linéarité. Toute la difficulté réside dans cette tension. Une tension entre la nécessité de maintenir ses jugements afin de donner de la consistance à la pensée et permettre le dialogue (qui peut conduire à la disparition de la pensée au profit la simple expression de ses opinions), et la nécessité de saper continuellement les fondations de sa pensée afin de continuer à la faire vivre (qui peut mener, si on ne la nourrie plus de linéarité, à la faire tourner à vide, au nihilisme).

La pensée exige de la matière inscrit dans une linéarité. Sans elle, la pensée tourne à vide. Cette linéarité ne peut naître d'un être vivant dans un temps strictement cyclique, sans histoire. Cette linéarité ne se trouve pas dans la nature, elle se trouve dans la culture. La culture né de l'œuvre des mains des hommes. La culture apparaît là où des œuvres durables, qui traversent la consommation permanente de la vie, produisent une histoire, créés un monde. L'animal-homme vit dans un environnement consommable et sans durée, l'homme se sait être de passage. Avant lui il y avait un monde, après lui ce monde sera toujours là. L'homme se sait mortel car il sait qu'il ne se confond pas avec le flux cyclique de la vie, avec son espèce. Le monde lui apprend qu'en continuant bien après lui à vivre, il y a une fin. Le monde est la condition nécessaire à l'émergence d'une culture qui, construisant le temps linéaire, nourrit la pensée.

L'homme, cet être hors-de-cette-terre, ne peut vivre sur la terre qu'en l'habitant, en faisant violence à la nature, en passant au travers de la consummation de son temps cyclique. Les hommes voulaient fuir la terre, ses difficultés, en les obligeants à l'habiter Dieu leur donnait les moyens de construire un monde, une culture, et par là pouvoir continuer à devenir homme.

En ne parlant qu'une seule langue, et en ne souffrant pas la circularité du temps, l'homme dans sa tour de Babel n'aurait plus eu les moyens de devenir homme. En aspirant au bonheur dans sa tour, l'homme se serait confondu dans ses désirs d'animal-homme. En aspirant au bonheur, l'homme rejoint sa condition animale. L'animal qui, comme le dit Nietzsche, «aspire à la vie comme à un bonheur». L'animal vit une sous-vie, son desir, ce qui s'apparenterait pour nous au bonheur, c'est la vie. Mais l'animal ne peut pleinement vivre, car plongé profondément dans le cycle de la vie, il ne peut s'en détacher, percevoir ce cycle, le comprendre et le choisir. Trop plongé dans la vie, l'animal ne peut pleinement vivre. L'homme en aspirant à un bonheur durable, ce plaisir temporaire qui naît de la fin du travail, recherche l'impossible. Le travail est par définition répétitif, il produit les consommables permettant de subvenir aux nécessités de la vie. Le travail n'est pas l'œuvre, il ne produit pas du durable. Rechercher un bonheur durable n'est pas possible. Le bonheur est consubstantiel à la nature cyclique du travail. L'animal-homme n'aspire pas à la vie, il aspire au bonheur. L'animal-homme n'est pas pleinement animal. Dans son animalité est inscrite la durabilité, le temps linéaire. Dans son animalité, l'homme n'est pas pleinement animal. Quand bien-même l'homme réussirait à faire durer le bonheur en écartant le travail, par quelques moyens que ce soit, et n'avoir plus qu'à consommer le produit du travail, ce bonheur ne serait déjà plus. Le bonheur naît de la cessation du travail. Quand bien même le bonheur serait durable l'animal-homme, vivant dans un monde et non pas la nature, serait confronté à sa mortalité. Et tous les bonheurs du monde ne peuvent faire oublier durablement sa condition mortelle. La tour de Babel est un leurre. Elle est un monde, l'animal-homme ne peut vivre en dehors d'un monde.
Tension de l'homme entre sa volonté de rester un animal, qu'il ne peut complètement être, et devenir homme, qu'il doit réaliser en refusant le bonheur à tout prix, en affrontant sa condition, en voulant le conflit. Devenir homme, actualiser en soi son humanité, passe par une actualisation des tensions qui nous habitent. Tension entre l'homme et l'animal, entre la pensée et le jugement, entre la vie cyclique et le monde linéaire.

L'homme est un devenir. Et l'action divine dans l'affaire Babel n'est pas la marque d'un Dieu voulant éprouver la nature humaine, c'est un acte de sauvetage. En détruisant Babel, Dieu sauve l'homme de sa croyance en un bonheur qu'il trouverait dans l'animalité. Bonheur qu'il ne peut atteindre et qui ne lui convient pas. En détruisant Babel, en inscrivant le conflit dans les langues, en l'obligeant à habiter la nature, Dieu dévoile à l'homme sa nature d'être du conflit et de la tension. Celui qui n'est qu'en devenant, qui habite ce monde qu'en ne cherchant qu'à le quitter, et qui ne peut dialoguer qu'en détruisant continuellement les fondations de son discours. L'homme est une flèche lancée par une main qui lui est inconnue, et vers une destination inconnue. Sa nature est de devenir, et pour cela il doit s'inscrire dans un temps linéaire sans fin, toujours recommencée. Un temps "circulinéaire", comme celui de la pensée. Comme celui de l'Éternel Retour de Nietzsche, cet Éternet Retour qui est une destination pour l'Homme, une destination toujours recommencée. L'homme entre une main invisible, et une cible invisible.

"Va, et devient", voici ce qu'aurait pu dire Dieu à chacun des hommes en détruisant Babel.

P.S. : le monde est œuvre de l'homme. Pourtant cet homme est lui-même hors-de-ce-monde. Ils construit, habite, et tend à quitter ce qu'il habite. Ce n'est que parce qu'il est hors-de-ce-monde qu'il peut observer, comprendre, et même construire ce monde. On n'habite jamais totalement ce que l'on a construit, car il pourrait toujours être autre. Le sentiment que nous avons de vivre à l'étroi sur cette terre ne vient pas de l'observation que ses ressources sont limitées. Nous rêvions de quitter la terre avant de s'en rendre compte. Notre destination finale est toujours au-devant de nous.

mercredi 29 août 2007

Ecce Homo : sur l'incarnation

 Ce texte précède de quelques mois mon premier éveil. Il est intéressant de constater un glissement de plus en plus franc d'une mystique humaniste vers une mystique chrétienne quand bien même, dans ce texte-ci, l'intention était d'abord humaniste. Ce texte s'appuyait sur la lecture de Hannah Arendt de la Nativité qui manifeste chez elle ce qu'elle appelle "le miracle de l'être" ( note de 2019).

« Un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire »






Cette superbe phrase me parle parce qu'elle désigne un nouveau commencement. Si Dieu choisi d'assumer jusqu'au bout l'Incarnation par la venue au monde d'un enfant, n'est-ce pas pour nous dire, réaliser même, que l'homme est d'abord un nouveau commencement ? Tous les hommes sont un nouveau commencement. Aucun homme n'est superflu. Si l'homme est un nouveau commencement, alors son humanité, son être-homme, est un devenir. Au travers de la naissance du Christ, Dieu dit : l'homme n'est pas une nature fixe, il est un commencement, et donc une fin.

De la Natalité à la Croix, la réalisation de l'homme : ecce homo.

Si l'homme est un commencement, et donc une fin, alors la Croix, la mortalité voulue par Dieu, réalise l'homme.

Mais que suppose une telle affirmation ? Un homme toujours en devenir ? Dieu pose le problème de la confiance entre les hommes. Comment faire confiance, c'est à dire croire en la promesse faite par un homme, en un homme qui n'a pas de nature fixe, qui est pure culture ? En se faisant homme, Dieu dit : vous devez maintenant croire en l'homme comme vous croyez en moi. Luther disait que Dieu est nécessaire car il faut un être en qui nous pouvons toujours avoir confiance. L'Amour et la Foi sont les marques de la confiance en Dieu. Par l'Amour l'homme voit, reconnaît et loue Dieu. Il le reconnaît et le voit car seul Dieu est toujours pleinement lui-même. Il le loue car il rend possible la confiance entre les hommes en plaçant sa confiance en Lui. La Foi devient acte d'Amour. Et l'Amour de Dieu, en rendant possible la confiance dans les promesses des hommes qui sont purs devenir, rend possible le politique. Avec Jésus, la Foi devient l'élément structurant du politique.

Mais avec la Natalité et la Croix, Dieu nous dit autre chose : la mortalité est un fait humain. Si l'homme nait dans un espace qui lui est préexistant et qui continuera après sa mort, c'est que cet espace dure. Cet espace c'est notre monde. Pas la Nature, qui est pure mouvement cyclique de création/destruction. Le monde traverse cette Nature consummatoire. Les œuvres des hommes, les batîments, les textes, la musique, la Culture, voilà ce qui érige un monde qui dure et fait de l'homme un être mortel.

La Natalité et la Croix confirment la culture humaine.

Si la Culture dure, c'est parce que les nouveaux commencement, les nouvelles naissances, apprennent de leurs Ancêtres. Ils se souviennent. Dans le souvenir naît le dialogue, la parole vivante. En me remémorant ou lisant la parole des morts, j'entre dans un dialogue qui me construit, moi homme toujours en devenir qui a besoin d'une Culture (la parole des morts) pour tenir dans mon être. Je fais resurgir la parole vivante.

« Et toute cette multitude de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour un opprobre éternel qu'ils auront toujours devant les yeux. Or tous ceux qui auront été savants brilleront comme les feux du firmament, et ceux qui en auront instruits plusieurs dans la voie de la justice luiront comme des étoiles dans toute l'éternité.» (Daniel XII, 2-3)

La Culture, l'homme en devenir mènent à la Résurrection.

La Résurrection est résurrection de la voix, de la parole, de la vie du mort. L'Amour dans le Crucifié est reconnaissance de Jésus. Non amour du Christ, mais amour de Jésus, l'homme en devenir et qui a vécu :

«Comment ils le reconnurent à la fraction du pain» (Luc 24,35)

La reconnaissance n'est pas regard d'une nature fixe ou d'un discours décharné, elle est reconnaissance d'une voix et d'une vie qui se rencontrent dans la Parole. La Parole est dialogique car elle est incarnée. Nous ne pouvons dialoguer qu'avec un vivant.
Ce n'est pas la prêche du Christ qui révèle Jésus Ressuscité à ses disciples. C'est sa Parole suivie de la fraction du pain. Une parole incarnée dans une vie.

«Jésus lui dit : Marie ! Se retournant, elle lui dit en hébreu : Rabbouni» (Jean 20, 26)

« L'homme par qui, et par qui seul, les hommes inachevés que nous sommes deviennent pleinement hommes »

Natalité, Crucifixion, Résurrection : ecce homo. L'apparition de l'homme, ce perpétuel commencement, est apparition du devenir. Si l'homme pleinement homme est l'homme qui devient, alors nous pouvons imaginer Dieu dire aux hommes : "Devenez ce que vous êtes". Cela n'est possible que parce que nous naissons et mourrons. Nous venons au monde dans la perspective de notre fin. Nous sommes immédiatement en devenir, mais nous devenons pleinement un devenir quand nous choisissons de l'être, quand nous choisissons de vivre afin de devenir, quand nous choisissons de nous "faire un nom". Quand nous agissons de manière à incarner le nom qui nous a été donné. C'est à notre mort, dans le moment ou l'on se souvien de nous, que nous faisons définitivement notre nom. Pascal (Blaise) est définitivement Pascal. Il n'est pas un nom creux, car il résonne en nous comme une personne vivante. Voilà la Résurrection, ce moment ou les vivants font revivre les morts car ils sont "des étoiles dans toute l'éternité".

Ce que les vivants font revivre c'est la vie des hommes, leur parole incarnée, leurs actions. Le retour éternel du devenir d'un homme qui alimente le devenir d'un nouvel homme au travers du dialogue des morts avec les vivants.
L'homme est celui qui a assez de force pour incarner pleinement sa parole en sachant qu'elle sera éternellement répétée. L'Éternel Retour de soi en tous les autres, voilà peut-être le message de Jésus : "Moi homme, pleinement homme, en naissant et mourrant, je reviens éternellement au travers de vous, hommes naissant et mortels".

L'homme comme devenir perpétuel : cette annonce du Christ libère les hommes du péché. Co-naître, naître avec de manière perpétuelle, voilà le péché d'Adam. Dieu avait créé Adam à son image, une image est pure fixité. En choisissant la connaissance, l'homme choisissait le devenir, la spécificité divine. Dieu est purement subsistant en lui-même dans son devenir même, voilà pourquoi son nom est imprononçable. Il est imprononçable car il est pur mouvement qui se tient pourtant constamment. En choisissant de co-naître, de naître toujours à nouveau au contact de chaque chose, l'homme choisissait le devenir.

Mais l'homme ne pouvait se tenir lui-même dans ce devenir, voilà la chute.

En se faisant homme, et en mourrant crucifié, Jésus rachète le péché des hommes en faisant de la Culture, de l'histoire, du dialogue de soi avec autrui, des vivants avec les morts, la possibilité de tenir dans son devenir au travers l'Éternel Retour de soi chez les vivants. La Résurrection.