mercredi 10 juin 2020

Le pari de la raison

J’ai lu récemment un court débat qui m’a particulièrement frappé par, comment dirais-je, son classicisme ? Sa naïveté peut-être ? Mais aussi par l’usage surprenant qui est fait des autorités invoquées. Ce débat a ceci de fascinant qu’il montre très bien tout ce qui n’est pas vu, il y a comme un énorme angle mort qui brille par sa présence tout le long de l’entretien.

Voici l’article en question :

Débat: Marie-Pierre Frondziak – Thibault Isabel “Freud et le religieux”
 


Pour résumer à grands traits Marie-Pierre Frondziak défend une posture rationaliste radicale quand Thibaut Isabel semble vouloir laisser à l’imagination quelques vertus régulatrices face à une raison qui serait sans elle bien trop sèche. Sa manière de présenter la relation entre la raison et l’imagination rappelle quelque peu le stade esthétique de Kierkegaard :
Être rationnel est une très bonne chose, dans l’existence profane ; être raisonnable n’est jamais un mal non plus, sur le plan de la sagesse et de la conduite de sa vie. Mais, si toute notre existence se ramenait à la froide raison spéculative, plutôt qu’à des formes intuitives, imaginatives et créatives de la raison, notre contact avec le monde extérieur en serait affadi. Le fantasme est un signe d’immaturité, parce qu’il refoule le réel ; mais l’imagination a malgré tout ses vertus : loin de nous isoler en nous-mêmes, elle nous connecte à la vie dans son flux incessant.
Chez Kierkegaard la pensée est centrale dans le stade esthétique, tout tourné qu’il soit vers la question du désir, de la vie, du jeu et de l’amour, il s’agit à chaque fois d’un dépassement du réel par l’idéalisation, par l’esprit, par la réflexion, mais aussi la créativité et l’art ( soumis quelque part, ici, à une forme de rationalité ).

C’est ce qui ressort particulièrement de cette phrase de Thibaut Isabel : mais, si toute notre existence se ramenait à la froide raison spéculative, plutôt qu’à des formes intuitives, imaginatives et créative de la raison

C’est un débat entre deux rationalistes au sens où les deux intervenants placent la raison au-dessus de tous les autres ordres de la vie humaine.

Marie-Pierre Frondziak semble quand à elle tellement centré sur la question du religieux qu’elle semble totalement ignorer la question du spirituel non seulement en soi, mais également au sein même des religions : la religion semble ici n’avoir pour seule but et unique raison d’être que la justification d’interdits moraux qui ont fait leur temps.

Dans une telle vision la religion ne semble avoir d’autre rôle que celui de jouer le rôle de Père la morale et de moyen de supporter une vie difficile par les illusions qu’elle procure.

Il est évident que les religions, ou les spiritualités, servent à cela à un niveau collectif ( ordre moral ) et à un niveau individuel ( illusion des arrières mondes ), mais prétendre que c’est leurs seules fonctions est une erreur.
Premièrement, peut-être, parce qu’elles n’ont peut-être pas fondamentalement de fonction. Les spiritualités sont omniprésentes dans la vie des hommes et dans absolument toutes les sociétés ( y compris rationalistes … ). Cela devrait nous interroger…

C’est en découvrant Pascal il y a maintenant plus de 18 ans que je suis arrivé à cette certitude intérieure que si quelque chose est désiré et recherché par les êtres humains depuis des millénaires et sur toute la surface de la terre c’est que cela est important, digne de respect et signe d’une vérité intérieure que l’on ne peut traiter avec le méprisant nom d’infantilisme. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé disait Saint Augustin. Il y a, je crois, une profonde vérité psychologique dans cette phrase : nous connaissons déjà intérieurement ce dont nous avons besoin, ce qu’il nous faut atteindre, rechercher etc.

Prendre en compte cette dimension de la spiritualité à ceci de cocasse qu’elle trouve un écho dans les propos même de Frondziak :
En effet, ceux qui croient en Dieu ne peuvent admettre qu’il n’existe pas et que la religion n’est qu’illusion, car, sinon, leur « monde s’écroule », comme nous le dit Freud. De fait, si l’existence n’a de sens qu’au travers de la religion, la fin de celle-ci est impossible à supporter. A l’inverse, si l’on fait le pari de la raison et du savoir, tout est possible.
Notons tout d’abord la notion de pari qui rappelle sa première référence à Pascal via le “roseau pensant” pour montrer à quel point il y a quelque chose de cocasse à se référer à un tel auteur pour défendre une posture rationaliste alors même que nous avons relu il y a quelques jours à peine ce célèbre fragment des Pensées sur l’ordre du cœur et celui de la raison :
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre (…) et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. – Pascal, Pensées fr.101 ( ed. Le Guern )
Si nous suivons Pascal jusqu’au bout alors devant le constat indéniable qu’il y a dans l’histoire de l’humanité une recherche de Dieu ou des Dieux, des esprits, des anges, des autres mondes ou autres, nous devrions d’abord écouter ce que le cœur nous fait sentir plutôt que d’entendre ce que la raison en conclue en méprisant les apports de ce dernier.

Or, ce qui est particulièrement amusant, c’est que Frondziak exprime bel et bien des attentes similaires à celles des “croyants” : “si l’on fait le pari de la raison et du savoir, tout est possible”.

Comment ne pas voir qu’ici la Raison a gagné le statut de déité, capable d’ouvrir tout le champ des possibles, faisant rêver à un avenir meilleur, à un monde transformé et une vie débarrassée des limites qui nous contrarient ?
Toute personne qui a fait une expérience mystique au moins une fois dans sa vie vous dira à quel point ce moment fut celui d’un extraordinaire ouverture au Tout, un instant de la vie, plus ou moins long, ou l’univers des possibles se présente à nous. Et là il ne s’agit plus du souhait résultant d’un pari ( et aussi célèbre que soit le pari de Pascal il faut encore rappeler que ce dernier avait dépassé cet argument et reconnu son inefficacité dans une démarche apologétique ), mais d’un moment de pur contemplation de cette totalité.
Au fond le rapport de Frondziak à la raison n’est pas tellement différent du rapport des croyants qui n’ont jamais connus d’expérience mystique à Dieu : ils font un pari fondé sur un espoir. Et quand elle part du monde des croyants qui s’écroule s’ils devaient reconnaître qu’il n’est fondé que sur une illusion, elle ne fait que parler de sa propre peur : sa peur que son monde s’écroule si la puissance seule de la raison s’avère impuissante à réaliser les espoirs placés en elle.

Or une vraie expérience de foi est aussi une vraie expérience d’humilité. Si tout est possible, ce n’est pas un pouvoir qui est dans les mains de l’homme. Quand l’homme veut se donner un pouvoir infini il finit généralement par se donner uniquement le pouvoir infini de détruire. Le pouvoir infini de créer n’est pas dans les mains de l’homme, et c’est en sens qu’Isabel a raison de rappeler à sa manière l’importance de l’imagination, de l’instinct, de l’intuition, dans la création, même si tout cela est dit avec une certaine naïveté il y a une reconnaissance de l’impuissance de la raison à créer.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme disait Rabelais. Il n’avait pas tort.

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