vendredi 7 septembre 2007

Babel : Sauver les hommes de l'anéantissement

11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. 11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. 11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. 11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. 11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. 11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté. 11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres. 11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville. 11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.

— Genèse 11


Le mythe de Babel s'achève par la multiplications des langues, et par là la confusion entre les hommes, et leur dispersion sur la terre. Dieu nous dit : "parlez diverses langues et partez habiter la terre", "vivez dans la confusion des langues et affrontez la nature". Dans le mythe de Babel, Dieu détruit à la souche la possibilité d'une unification des hommes, ainsi que la fuite de cette terre.
Ces hommes qui veulent être Un et sortir de cette terre, sont ramenés à un double conflit : conflit entre soi et l'autre, et conflit de soi avec soi.

La langue de l'homme devient les langues des hommes. Les individus émergent et par là le conflit. De soi avec autrui, et de soi avec soi. La langue que je parle n'est pas celle de l'autre, et la langue avec laquelle je me parle n'est pas mienne. De la diversité des langues né le conflit, le conflit inhérent au dialogue, ce moment ou deux langues se rencontrent, s'entre-choquent. Du conflit né la pensée.

L'homme-hors-du-monde doit habiter la terre. L'homme doit vivre, entrer dans le processus vital, le mouvement cyclique perpétuel. L'homme doit habiter la nature, et de cette habitation né le conflit. Conflit entre les espèces animales pour la vie. L'animal-homme contre les autres animaux, les animaux-hommes contre eux-mêmes. Mais aussi l'homme contre l'animal-homme. L'homme contre lui-même. De ce conflit né le monde, l'œuvre des mains des hommes, qui dure et traverse le processus vital, inscrit l'homme dans une histoire, créé une culture. De ce conflit né l'homme qui choisi de vivre pleinement dans ce monde, et par là même hors de ce monde.

Voici condensé les effets de l'action divine sur l'homme au travers de la chute de Babel. Ce que Dieu fait émerger dans la vie humaine, c'est le conflit. Pas la simple violence, qui est animale, mais la violence dans la rencontre avec l'altérité. Si l'animal a conscience de soi, c'est une conscience de soi comme identité avec soi-même. L'homme se rencontre comme un autre, dans le conflit. Nous le verrons plus loin, de l'effondrement de la tour de Babel, Dieu fait émerger l'homme.

Se rencontrer comme autre que soi, et rencontrer autrui comme autre que soi, voilà la conséquence de la confusion des langues. La pensée s'exprime au travers d'une langue. Une langue en bute avec elle-même, avec les autres langues. La pensée est un mouvement perpétuel d'auto-destruction de ses propres fondations. Elle ne fixe rien et désolidarise ce qui nous apparaît comme fixé, stable. La pensée est conflictuelle, mais aussi source du dialogue. La pensée a besoin du dialogue avec l'autre pour ne pas se figer, sans ce dialogue elle ne dispose pas des élements de discours lui permettant de saper ses fondations. La pensée est conflictuelle par nature, et suppose paradoxalement un dialogue serein entre ses interlocuteurs. La pensée émergeant dans le conflit suppose que les corps et les passions se calment.

Si la pensée est possible pour chacun des hommes, son actualisation n'est pas naturelle. L'animal-homme n'a pas besoin de la pensée, il doit même la craindre. L'animal-homme vit dans l'espace des nécessités, au plein cœur de la vie. En sapant ses certitudes, la pensée apparaît comme ennemie de sa recherche du bonheur. Dans le mythe de Babel la possibilité de la pensée apparaît comme une conséquence de la chute de la tour. La pensée est un don fait à l'animal-homme pour devenir homme. Pense, et devient.

La pensée est mouvement cyclique perpétuel, comme la vie. Mais contrairement à elle, elle se nourrie de linéarité. La pensée exige une culture, des cultures. Les paroles dont elle se nourrie sont riches d'une histoire, d'un passé et de l'espérence d'un futur. La pensée elle-même ne peut se maintenir dans le dialogue qu'en s'inscrivant ponctuellement dans une linéarité. La pensée est un pur mouvement cyclique auto-destructif, mais de la destruction ne nait pas le discours. La pensée doit donner naissance à des jugements, des pensées figées dans le temps. Sans jugements, le dialogue ne peut naître. Le dialogue se nourrit d'affirmation. La langue ne peut reproduire la pensée dans sa circularité, elle ne peut l'exprimer que dans une linéarité. Le dialogue est linéaire, il a un début et une fin. La pensée apparaît donc comme une tension entre le circulaire et le linéaire. Son mouvement est circulaire, mais se nourrit de linéarité. Toute la difficulté réside dans cette tension. Une tension entre la nécessité de maintenir ses jugements afin de donner de la consistance à la pensée et permettre le dialogue (qui peut conduire à la disparition de la pensée au profit la simple expression de ses opinions), et la nécessité de saper continuellement les fondations de sa pensée afin de continuer à la faire vivre (qui peut mener, si on ne la nourrie plus de linéarité, à la faire tourner à vide, au nihilisme).

La pensée exige de la matière inscrit dans une linéarité. Sans elle, la pensée tourne à vide. Cette linéarité ne peut naître d'un être vivant dans un temps strictement cyclique, sans histoire. Cette linéarité ne se trouve pas dans la nature, elle se trouve dans la culture. La culture né de l'œuvre des mains des hommes. La culture apparaît là où des œuvres durables, qui traversent la consommation permanente de la vie, produisent une histoire, créés un monde. L'animal-homme vit dans un environnement consommable et sans durée, l'homme se sait être de passage. Avant lui il y avait un monde, après lui ce monde sera toujours là. L'homme se sait mortel car il sait qu'il ne se confond pas avec le flux cyclique de la vie, avec son espèce. Le monde lui apprend qu'en continuant bien après lui à vivre, il y a une fin. Le monde est la condition nécessaire à l'émergence d'une culture qui, construisant le temps linéaire, nourrit la pensée.

L'homme, cet être hors-de-cette-terre, ne peut vivre sur la terre qu'en l'habitant, en faisant violence à la nature, en passant au travers de la consummation de son temps cyclique. Les hommes voulaient fuir la terre, ses difficultés, en les obligeants à l'habiter Dieu leur donnait les moyens de construire un monde, une culture, et par là pouvoir continuer à devenir homme.

En ne parlant qu'une seule langue, et en ne souffrant pas la circularité du temps, l'homme dans sa tour de Babel n'aurait plus eu les moyens de devenir homme. En aspirant au bonheur dans sa tour, l'homme se serait confondu dans ses désirs d'animal-homme. En aspirant au bonheur, l'homme rejoint sa condition animale. L'animal qui, comme le dit Nietzsche, «aspire à la vie comme à un bonheur». L'animal vit une sous-vie, son desir, ce qui s'apparenterait pour nous au bonheur, c'est la vie. Mais l'animal ne peut pleinement vivre, car plongé profondément dans le cycle de la vie, il ne peut s'en détacher, percevoir ce cycle, le comprendre et le choisir. Trop plongé dans la vie, l'animal ne peut pleinement vivre. L'homme en aspirant à un bonheur durable, ce plaisir temporaire qui naît de la fin du travail, recherche l'impossible. Le travail est par définition répétitif, il produit les consommables permettant de subvenir aux nécessités de la vie. Le travail n'est pas l'œuvre, il ne produit pas du durable. Rechercher un bonheur durable n'est pas possible. Le bonheur est consubstantiel à la nature cyclique du travail. L'animal-homme n'aspire pas à la vie, il aspire au bonheur. L'animal-homme n'est pas pleinement animal. Dans son animalité est inscrite la durabilité, le temps linéaire. Dans son animalité, l'homme n'est pas pleinement animal. Quand bien-même l'homme réussirait à faire durer le bonheur en écartant le travail, par quelques moyens que ce soit, et n'avoir plus qu'à consommer le produit du travail, ce bonheur ne serait déjà plus. Le bonheur naît de la cessation du travail. Quand bien même le bonheur serait durable l'animal-homme, vivant dans un monde et non pas la nature, serait confronté à sa mortalité. Et tous les bonheurs du monde ne peuvent faire oublier durablement sa condition mortelle. La tour de Babel est un leurre. Elle est un monde, l'animal-homme ne peut vivre en dehors d'un monde.
Tension de l'homme entre sa volonté de rester un animal, qu'il ne peut complètement être, et devenir homme, qu'il doit réaliser en refusant le bonheur à tout prix, en affrontant sa condition, en voulant le conflit. Devenir homme, actualiser en soi son humanité, passe par une actualisation des tensions qui nous habitent. Tension entre l'homme et l'animal, entre la pensée et le jugement, entre la vie cyclique et le monde linéaire.

L'homme est un devenir. Et l'action divine dans l'affaire Babel n'est pas la marque d'un Dieu voulant éprouver la nature humaine, c'est un acte de sauvetage. En détruisant Babel, Dieu sauve l'homme de sa croyance en un bonheur qu'il trouverait dans l'animalité. Bonheur qu'il ne peut atteindre et qui ne lui convient pas. En détruisant Babel, en inscrivant le conflit dans les langues, en l'obligeant à habiter la nature, Dieu dévoile à l'homme sa nature d'être du conflit et de la tension. Celui qui n'est qu'en devenant, qui habite ce monde qu'en ne cherchant qu'à le quitter, et qui ne peut dialoguer qu'en détruisant continuellement les fondations de son discours. L'homme est une flèche lancée par une main qui lui est inconnue, et vers une destination inconnue. Sa nature est de devenir, et pour cela il doit s'inscrire dans un temps linéaire sans fin, toujours recommencée. Un temps "circulinéaire", comme celui de la pensée. Comme celui de l'Éternel Retour de Nietzsche, cet Éternet Retour qui est une destination pour l'Homme, une destination toujours recommencée. L'homme entre une main invisible, et une cible invisible.

"Va, et devient", voici ce qu'aurait pu dire Dieu à chacun des hommes en détruisant Babel.

P.S. : le monde est œuvre de l'homme. Pourtant cet homme est lui-même hors-de-ce-monde. Ils construit, habite, et tend à quitter ce qu'il habite. Ce n'est que parce qu'il est hors-de-ce-monde qu'il peut observer, comprendre, et même construire ce monde. On n'habite jamais totalement ce que l'on a construit, car il pourrait toujours être autre. Le sentiment que nous avons de vivre à l'étroi sur cette terre ne vient pas de l'observation que ses ressources sont limitées. Nous rêvions de quitter la terre avant de s'en rendre compte. Notre destination finale est toujours au-devant de nous.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire