vendredi 21 avril 2006

Commentaire de la IVe partie de la Logique de Port-Royal

La quatrième partie de la Logique de Port-Royal concerne la méthode. Elle s’ouvre par un chapitre sur la science, puis annonce les deux types de méthodes : analyse et synthèse. La méthode de l’analyse est exposée dans le deuxième chapitre. La méthode de composition est exposée dans les chapitres trois à huit. Dans les chapitres neuf et dix, Arnauld et Nicole présentent les défauts des géomètres, et la défense de ces derniers. Enfin, le dernier chapitre que nous étudieront, et qui marque la fin de la section purement scientifique de cette partie, propose un résumé en huit règles de la méthode.

1 Chapitre I : De la science.


Le premier chapitre de la quatrième partie de la Logique s’ouvre sur une exposition des différents modes de connaissance de l’homme. Ainsi l’intelligence est le mode de connaissance de la vérité par l’évidence. Nous possédons l’intelligence d’une maxime si nous accédons sans médiation à « la vérité en elle-même » de cette maxime. Les auteurs ajoutent : « c’est ainsi que l’on connaît les premiers principes ». L’influence cartésienne est ici manifeste. Cette notion de premiers principes telle qu’elle se trouve définie par Arnauld et Nicole semble très fortement inspirée par la notion de principe de Descartes :

ces principes doivent avoir deux conditions : l’une qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu’il s’applique avec attention à les considérer ; l’autre, que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses

La foi est le mode de connaissance dans lequel l’autorité est le motif de persuasion suffisant pour acquiescer à une maxime non évidente en elle-même. L’opinion est le mode de connaissance dans lequel la raison, motif de persuasion, ne produit pas une entière conviction. Enfin, la science est le mode de connaissance dans lequel la raison est le motif de persuasion suffisant en ce qu’il produit une persuasion plus solide et plus véritable par « une attention plus longue et plus exacte ».

La question que se pose alors Arnauld et Nicole est la suivante : la science est-elle possible ? Question que nous pouvons reformuler en : « notre raison est-elle capable de persuader de la vérité d’une maxime qui est au premier abord non évidente ? » La question de la persuasion est importante. Plus tard nous verrons que parmi les deux méthodes scientifiques principales, la synthèse, méthode qui consiste à persuader de la vérité d’une maxime, sera bien plus largement traitée que l’analyse, la méthode qui sert à découvrir de nouvelles vérités. Ce chois des auteurs n’est pas anodin, l’évidence est l’étalon de la vérité. Une maxime devenue évidente suite à une explication méthodique, est une maxime qui passe dans le domaine des vérités.

Mais il existe deux types de “philosophes” pour qui l’évidence est une chimère : les académiciens et les pyrrhoniens. La réponse des auteurs de la Logique à ces philosophes est basée sur la notion d’évidence : les opinions de ces sceptiques ne sont que des discours, « personne n’en a jamais été sérieusement persuadé (. . .) le meilleur moyen de convaincre ces philosophes était de les rappeler à leur conscience et à la bonne foi ». On peut se demander si cette “bonne foi” n’est pas à rapprocher de la bona mens de Descartes, cette capacité de l’homme à discerner le vrai du faux sur la seule évidence.

Arnauld et Nicole se réfèrent à Augustin pour nous dirent que même si on peut douter de tout, on ne peut pas douter du fait que l’on vit, que l’on existe. Ils reprennent ensuite Descartes, afin d’aller un peu plus loin : « Il est impossible de même de douter de ses perceptions , en les séparant de leur objet ; qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas un soleil, et une terre, il m’est certain que je m’imagine en voir un ; (. . .) de sorte qu’en se renfermant dans son esprit seul, et en y considérant ce qui s’y passe, on y trouvera une infinité de connaissances claires, et dont il est impossible de douter ». Nos deux auteurs font très clairement référence au “solipsisme méthodique” de Descartes. Mais étrangement, au lieu d’utiliser cet argument du “même si je peux douter de ce que je vois, je ne peux douter du fait que je suis en train de voir” pour donner la première certitude : je suis (le fameux « je pense, je suis »), de manière étrange cet argument est utilisé pour prouver qu’il existe des connaissances claires et indubitables dans notre esprit. Cette démonstration peut sembler inutile : à quoi cela peut-il bien nous servir de savoir avec certitude que nous avons des connaissances claires dans notre esprit, quand bien même elles ne pointeraient vers rien d’existant à l’extérieur ?

En réalité cette démonstration répond au problème que posait les pyrrhoniens et les académiciens aux logiciens de Port-Royal : si aucune certitude n’est possible, comment la science peut-il encore être possible ? Des certitudes ont été ici démontrées, cela suffit pour se sortir de l’embarras posé par les sceptiques.
La seconde question posée à Arnauld et Nicole est la suivante : les choses que l’on ne connaît que par l’esprit sont elles plus ou moins certaines que celles que l’on connaît par les sens ? Ce à quoi ils répondent que même lorsque nous sommes persuadés que nos sens ne nous trompent pas, cette certitude ne vient pas des sens mais de l’esprit. Pour expliciter cela ils donnent l’exemple de la vue et des grandeurs : une lunette grossie ou diminue un objet par rapport à ce que nos yeux perçoivent habituellement. Et si nos yeux étaient eux-mêmes des lunettes, comment connaître la taille réelle des objets ? Nous pouvons effectuer des mesures arbitraires, ou établir des différences de proportions (la souris est plus petites que l’éléphant), mais la “vrai” grandeur est certainement inconnue de notre esprit. Cet exemple montre bien que c’est notre esprit et non nos sens qui nous renseignent, par comparaisons et par expérimentation, sur les erreurs possibles de jugements.

Ces deux problèmes nous montrent que le domaine de la science est celui de la raison, et non des sens, une raison qui, si elle n’est pas infaillible, est capable de poser des certitudes : « Il y a donc de la certitude et de l’incertitude ».

Nos deux auteurs continuent en divisant le domaine de la science en trois parties : ce que l’on connaît clairement et certainement ; ce que l’on ne connaît pas, mais que l’on peut espérer connaître ; ce qui nous est inconnaissable car disproportionné à notre esprit.
Cette dernière catégorie est très intéressante. Selon Arnauld et Nicole il faut savoir s’abréger de ces questions , « de ce genre sont toutes les questions qui regardent la puissance de Dieu (. . .) et généralement tout ce qui tient de l’infini », afin de mieux progresser dans les recherches « qui sont plus proportionnées à notre esprit ». L’influence de Descartes est ici manifeste, nous pensons au deuxième paragraphe de la première partie des Principes de la Philosophie :

Qu’il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter

Mais le discours de Arnauld et de Nicole va plus moins, il va jusqu’à dire qu’il y a des choses disproportionnées à l’esprit de l’homme, que jamais l’homme ne pourra connaître. Ici l’influence est plus fortement pascalienne :

Connaissons donc notre portée. Nous sommes quelque chose et nous ne sommes pas tout. Ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. (. . .) Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles-mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposés et de divers genre, d’âme et de corps.

En réalité Pascal va bien plus loin puisqu’il étend l’infini à la petitesse. Il en déduit, contre Descartes, comme nous venons de le lire, que la connaissance des premiers principes nous est impossible. Cette divergence importante de la Logique avec Pascal se traduira plus loin dans le texte, comme nous allons le voir, par une reprise de de l’Esprit Géométrique de Pascal dans laquelle l’importance du consensus linguistique en science est fortement diminuée.

Il y a donc pour Arnauld et Nicole des choses inconnaissables pour l’homme car disproportionnées à son esprit. Si ces choses sont inconnaissables, elles ne sont pas nécessairement douteuses : il y a des choses incompréhensibles dans leur manière, mais certaines dans leur existence. Les auteurs de la Logique laisse la place aux miracles, à Dieu, au domaine de la foi, domaine ou l’autorité est le motif de persuasion suffisant. Mais ce n’est pas seulement ce domaine qui est visé. Ou plutôt, ce domaine n’est pas incompatible avec la recherche scientifique.

Ainsi, si l’infini nous est incompréhensible, les recherches en géométrie nous fournissent les preuves de la nécessité de son existence. Un autre exemple est celui de la divisibilité à l’infini. Une preuve par l’absurde nous démontre sa nécessaire existence, bien que cette divisibilité à l’infini des objets nous soit incompréhensible. Pascal nous donne une bonne explication de la méthode qui préside à la démonstration par l’absurde :

Et c’est pourquoi toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne la pas nier à cette marque, mais en examiner le contraire, et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est

Pour les logiciens de Port-Royal, la démonstration par l’absurde est aussi un moyen de comprendre qu’il y a des choses nécessaires que nous ne pouvons pas comprendre. Apprendre à connaître les bornes de l’esprit : cette injonction est un appel à écouter et à se plier devant les lumières de l’Église. Pour les auteurs de Port-Royal c’est un rappel du péché de l’homme : péché de connaissance et d’orgueil.

2 Chapitre II à VIII : de la méthode.


2.1 Chapitre II : de l’analyse.

Le chapitre II présente les deux sortes de méthodes : l’analyse et la synthèse. L’une sert à « faire entendre aux autres » la vérité que l’on a découvert grâce à l’autre.

La méthode de composition, la synthèse, va être étudiée dans les chapitres III à VIII. Le chapitre II traite plus particulièrement de l’analyse.

Ce chapitre sur l’analyse est tiré, de l’aveu même des auteurs, en « grande partie (. . .) d’un manuscrit de feu M. Descartes ». En effet, les quatre règles, « utiles pour se garder de l’erreur », proposées en fin de chapitre, sont directement tirées de la deuxième partie du Discours de la Méthode.

L’analyse à ceci de commun avec la synthèse qu’elle conseille « de passer toujours de ce qui est plus connu à ce qui l’est moins ». Mais elle s’en distingue en ce qu’elle part toujours du particulier pour remonter au général, alors que la synthèse commence toujours par examiner les choses plus générales. De cette règle découle la suivante : « on n’y propose les maximes claires et évidentes qu’à mesure qu’on en a besoin, au lieu que dans l’autre on les établit d’abord ». Cette différence entre les deux méthodes est illustré par Arnauld et Nicole par une analogie avec la généalogie : L’analyse est la méthode qui permet de découvrir, elle monte du particulier au général comme lorsqu’en généalogie, pour retrouver un parent, on monte du fils au père, et du père au grand-père ; la synthèse est la méthode permettant d’expliquer sa découverte à autrui, avec elle on descend du général au particulier comme lorsqu’en généalogie, pour expliquer la lignée d’un enfant, on part de ses ancêtres pour venir à lui.

Dès lors la méthode des “géomètres” nous apparaît s’effectuer en deux temps : le premier qui monte du particulier au général pour découvrir (partir du général supposerai que l’on sait déjà quel résultat nous obtiendrons, ce qui rend toute recherche ou inutile, ou faussée) ; le second qui descend du général au particulier pour expliquer.

Nos auteurs ajoutent quelque chose de très intéressant à propos du second mouvement : « mais s’ils tombent par une suite nécessaire de ce qui leur est proposé, dans quelque absurdité ou impossibilité, ils en concluent que ce qu’on leur avait proposé est faux et impossible ». Le moment de l’explication est aussi celui de la vérification. On commence à comprendre en quoi la question de la persuasion, comme nous l’avions dit plus haut, est si importante. Persuader ce n’est pas seulement montrer que l’on a raison, c’est aussi prouver et vérifier la validité de sa découverte.

Avant de faire une bonne synthèse il faut malgré tout faire une bonne analyse. Une analyse qui respecte des règles de bases afin de s’assurer un risque d’erreur minimum. Ces règles sont au nombre de quatre, et sont tirées de la deuxième partie du Discours de la Méthode, comme nous l’avions annoncé un peu plus haut : 1˚ ) ne recevoir pour vrai que ce qui ne présente aucune occasion de le mettre en doute 2˚ ) diviser en un maximum de parcelles possibles à résoudre individuellement 3˚ ) commencer par les objets les plus simples pour monter aux plus complexes 4˚ ) faire des revues les plus générales possibles afin de ne rien omettre.

2.2 Chapitre III : de la synthèse.

À partir du chapitre III, c’est la méthode de composition qui est étudiée. Le troisième chapitre propose une vue générale de cette méthode et donne les cinq règles nécessaires à une bonne persuasion. Les chapitres quatre à huit vont développer ces cinq règles. Les chapitres quatre et cinq traitent des règles pour les définitions ; les chapitres six et sept, les règles pour les axiomes ; et le chapitre huit, des règles pour les démonstrations.

Arnauld et Nicole annoncent dès la première phrase de ce chapitre l’importance de la méthode de composition « qui est la plus importante, en ce que c’est celle dont on se sert pour expliquer toutes les sciences ». Nous avions déjà souligné l’importance de cette méthode par rapport à ce que nous savions de la méthode en générale. La méthode de composition consiste à partir du plus général pour aller vers le plus particulier.

Cette définition de la synthèse n’apporte aucune règle permettant d’être convaincant. Or pourtant la persuasion est le but principal de cette méthode : si mon explication convainc, c’est qu’elle est clair et évidente, si elle est évidente, elle est vrai. L’importance de l’évidence en science place au premier plan la persuasion, ou l’auto-persuasion, comme technique de vérification de la vraisemblance de sa théorie.

Il est donc nécessaire pour les géomètres d’être convaincants. À ce sujet les auteurs de la Logique rapportent trois règles fondamentales pour arriver à cela :

1. Ne laisser aucunes ambiguïté dans les termes.

2. N’établir ses raisonnements que sur des principes clairs et évidents.

3. Prouver démonstrativement toutes les conclusions qu’ils avancent.


Le but de ces règles n’est pas de remporter l’adhésion d’un public par une rhétorique fallacieuse, mais bien d’amener un public, y compris soi-même, à comprendre ce que l’on vient de découvrir. La première règle est en ce sens assez significative : le but n’est pas d’embrouiller l’auditeur, mais bien de s’assurer qu’il comprend tout ce qu’il entend.
À partir de ces trois règles très générales, Arnauld et Nicole tirent cinq règles « très importantes ». Ces règles sont tirées de l’Esprit Géométrique de Pascal.

2.3 Chapitre IV & V : des règles pour les définitions.

1.Ne laisser aucun des termes un peu obscurs ou équivoque sans le définir.

2.N’employer dans les définitions que des termes parfaitement connus, ou déjà expliqués.

Arnauld et Nicole insistent ici sur l’importance de la définition des termes. Ils soulignent que l’ambiguïté des termes est la cause la plus importante des disputes. D’où les deux règles pour les définitions : chaque termes équivoques doivent être clairement définis, mais les termes qui servent eux-mêmes à la définition doivent eux aussi être sans ambiguïtés pour ne pas rendre ambiguë la définition elle-même.

Arnauld et Nicole sont ici très proches de Pascal auquel ils empruntent ces deux règles. Dans le premier chapitre de la quatrième partie, nous avions vus que l’influence de Pascal se faisait sentir : « apprendre à connaître les bornes de notre esprit, et à lui faire avouer, malgré qu’il en ait, qu’il y a des choses qui sont, quoiqu’il ne soit pas capable de les comprendre ». De cela il tiraient comme conclusion qu’il ne faut pas tout démontrer, qu’il y a des choses évidentes qui s’obscurcissent à trop chercher à les définir. C’est ici que nous avions fais le lien avec la “bona mens” de Descartes. Et Pascal semble effectivement vouloir dire la même chose lorsqu’il écrit :

Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres.

Mais en réalité, sur la question de l’évidence, les auteurs de la Logique et l’auteur de l’Esprit Géométrique sont complètement opposés.
Comparons tout d’abord la position de Descartes et de Pascal face à la question de l’évidence. La méthode idéale pour Pascal serait de pouvoir tout définir et tout prouver. Mais cette méthode est impossible nous irions à l’infini dans la définition et la preuve. Ainsi dans les faits, nous arrivons à des « mots primitifs » indéfinissables, à des principes « si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient d’avantage pour servir à leur preuve ». Ici Pascal semble être très proche d’un Descartes qui, dans une lettre à Mersenne datée du 16 octobre 1639, disait : « Et je crois le même de plusieurs autres choses qui sont fort simples et se connaissent naturellement, comme sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le temps, etc., en sorte que, lorsqu’on veut définir ces choses, on les obscurcit et on s’embarrasse ». Pascal reprend même le concept de “lumière naturelle” lorsqu’il annonce le seul ordre possible pour l’homme : l’ordre de la géométrie : « Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède [à l’ordre parfait], mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle ». Ces “chose claire”, Descartes aussi y fait référence dans ses Principes et ajoute qu’elles « naissent avec nous ».

Mais cet accord, n’est qu’un accord de façade. Pascal ne fait pas jouer la “lumière naturelle” sur le même plan que celui de Descartes. Si Pascal reprend la terminologie cartésienne c’est pour mieux la détourner. En effet la “lumière naturelle” de Descartes suppose un savoir commun à tous les hommes. Pour Descartes c’est la nature des choses qui est commune à tous, pour Pascal c’est le rapport entre le nom et la chose. La lumière naturelle chez Pascal ne nous donne plus ces « notions qui naissent avec nous » et qui nous donnent la nature d’une chose, elle ne nous donne que « le rapport entre le nom et la chose ». La lumière naturelle est un fait de langage, elle donne ce qui est signifié par le signifiant. En ce sens elle est un consensus, et les notions qu’elle nous donne ne peuvent naître avec nous. La lumière naturelle naît d’une habitude du langage. On peut se demander comment Pascal peut encore parler de “lumière naturelle”. Comment peut on nommer de naturel quelque chose qui est un pur fait de langage ? L’habitude, la coutume, est pour Pascal « une seconde nature » :

La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

Pascal reprend la notion cartésienne d’évidence, mais son rôle n’est plus du tout le même. Elle est l’évidence de ce qui est désigné (entendu) par les mots de mouvement, nombre, espace etc. Ce qu’est le mouvement, le nombre, l’espace, n’est pas au fondement de cette géométrie. Les définitions géométriques sont des défini tons de nom, pas de choses, elles renvoient à des opérations, non à des essences.

Pour Descartes s’il est inutile de tout définir c’est que les hommes, par la lumière naturelle, ont une même idée de l’essence des choses. Pour Pascal, s’il est inutile de tout définir c’est que les hommes ont une idée différente de l’essence des choses, en revanche leur lumière naturelle leur désigne les mêmes choses sous les mêmes noms. La géométrie s’abstient de définir les termes primitifs mais elle définit tous les autres. Ainsi l’essence des principes dans la géométrie de Pascal nous est inconnue.

Dans cette affaire Arnauld et Nicole, s’ils empruntent beaucoup à la géométrie de Pascal, placent plutôt leur conception de l’évidence du côté de Descartes. Une phrase du quatrième chapitre nous le fait comprendre : « Tous cela nous fait voir qu’il ne faut pas abuser de cette maxime, que les définitions des mots sont arbitraires ». Or de fait, pour Pascal, ces définitions de mots sont arbitraires puisqu’elles sont le fruit d’un consensus linguistique. Pourtant Arnauld et Nicole offre un chapitre entier à une distinction importante de l’Esprit Géométrique de Pascal : la différence entre la définition des mots et la définition des choses. Mais en réalité cette distinction est classique en logique. Et si les auteurs de la Logique reprennent cette distinction c’est seulement pour rappeler aux géomètres que s’ils peuvent donner librement un nom à une chose clairement désignée, ils doivent faire attention à ne pas, par exemple, donner le même nom à deux choses différentes dans la même démonstration. Pour Pascal, cette distinction va plus loin. Pour lui l’évidence est, nous l’avons vus, le rapport entre le nom et la chose. Ce sur quoi nous sommes tous d’accord ce n’est ni le nom, ni l’essence de la chose, mais ce que signifie le nom.

2.4 Chapitre VI & VII : des règles pour les axiomes.

1.Ne demander en axiomes que des choses parfaitement évidentes.

Un axiome est une proposition si évidente qu’il n’est pas nécessaire de la démontrer pour la juger vraie. Mais il faut bien faire attention à ce que l’on désigne par là. Un axiome peut-être tel bien qu’il soit contredit par certaines personnes, et inversement, une proposition que personne ne nie n’est pas nécessairement claire et évidente.

Si on ne peut se fier aux réactions des hommes pour juger de la clarté d’une proposition, à qui doit on se fier ? On doit se fier aux hommes qui montrent une considération, une attention manifeste à chercher la vérité plutôt que la victoire sur autrui : « le caractère d’un honnête homme est de rendre les armes à la vérité, aussitôt qu’on l’aperçoit, et de l’aimer dans la bouche même de son adversaire ».

Arnauld et Nicole soutiennent qu’il y a « des attributs véritablement enfermés dans l’idée des choses ». Dès lors, l’évidence ne joue plus seulement sur le sujet et son attribut mais sur le rapport qu’ils entretiennent : 1˚ ) lorsque l’on voit clairement qu’un attribut convient à un sujet, la proposition n’a pas besoin d’être démontrée, elle est évidente par elle-même. 2˚ ) lorsque la convenance de l’attribut au sujet n’est pas évidente, la proposition doit être démontrée.

Cette méthode doit absolument être suivie par toutes les personnes qui souhaitent pouvoir être de véritables juges de l’évidence d’une proposition. Ne jamais examiner la convenance d’un attribut à un sujet c’est s’en rapporter constamment à ce que l’on en a ouï dire, c’est fonder sa croyance sur les seules contestations des hommes. Une telle approche est incompatible avec la recherche de la vérité.
L’évidence n’apparaît pas comme étant quelque chose de très simple. L’évidence est le fruit d’un travail, d’une écoute débarrassée des présupposés.

Arnauld et Nicole présentent dans le septième chapitre, onze axiomes qu’ils jugent utiles de connaître. Parmi eux, le dixième nous dit que »le témoignage d’une personne infiniment puissante, infiniment sage, infiniment bonne et infiniment véritable, doit avoir plus de force pour persuader notre esprit que les raisons les plus convaincantes ». Cet axiome reprend l’idée énoncée plus haut selon laquelle seuls les hommes qui font passer la vérité avant tout autre considérations peuvent servir d’étalon à la clarté d’une proposition.
Le onzième axiome nous dit que les faits sensoriels simples attestés par une majorité de personnes dans le monde doivent passer pour indubitables. Cet axiome sert à combattre toute forme de scepticisme.

2.5 Chapitre VIII : des règles pour les démonstrations.

1.Prouver toutes les propositions un peu obscures, en n’employant à leur preuve que des définitions qui auront précédé, ou les axiomes qui auront été accordés, ou les propositions qui auront déjà été démontrées, ou la construction de la chose même dont il s’agira, lorsqu’il y aura quelque opération à faire.

2.N’abuser jamais de l’équivoque des termes, en manquant d’y substituer mentalement les définitions qui les restreignent, et qui les expliquent.


La bonne démonstration demande des axiomes et des définitions solides. Elle doit ensuite fournir une argumentation précise et claire.
Ainsi la démonstration est fondée sur des bases saines si c’est dernières sont : 1˚ ) des définitions de mots expliquées (qui par nature sont incontestables) 2˚ ) des axiomes accordés par tous 3˚ ) des propositions démontrées 4˚ ) Une construction démontrée possible.

Pour ce qui est de l’argumentation, la règle principale est de ne jamais abuser de l’équivoque des termes. Pour être sûr de ne pas l’avoir fait il suffit de substituer le terme définit par sa définition.

3 Chapitre IX-X : Des géomètres.


Le neuvième chapitre présente des défauts récurrents dans la méthode des géomètres.

Les deux premiers défauts (« avoir plus de soin de la certitude que de l’évidence, et de convaincre l’esprit que de l’éclairer », et « prouver des choses qui n’ont pas besoin de preuves ») sont une conséquence directe de l’insatisfaction de notre esprit dans la recherche de la connaissance. Pascal insiste beaucoup plus sur cela. Les trois règles misent de côté par Arnauld et Nicole permettent de prévenir ce type d’erreur : pour les définitions : « ne définir aucun des termes qui sont parfaitement connus » ; pour les axiomes : « n’omettre à demander aucun des axiomes parfaitement évidents et simples ; pour les démonstrations : « ne démontrer aucune des choses très connues d’elles-mêmes ».

Le troisième défaut pointe divergence de taille entre la conception de la science qui est celle des auteurs de la Logique et celle de Pascal, et nous permet de mieux comprendre jusqu’à quel point Pascal s’éloigne de la lumière naturelle de Descartes.

Arnauld et Nicole présente la démonstration par l’impossible comme une méthode à éviter car si elle peut convaincre l’esprit, cette méthode ne l’éclaire pas, or éclairer l’esprit est selon nos deux auteurs « le principal fruit de la science ».

Ce qui pour Arnauld et Nicole est un défaut mineur, est pour Pascal un des seuls chemins possible vers la connaissance. Encore une fois, c’est la question de l’infini qui va soulever l’importance de cette démonstration par l’absurde.

Avec l’introduction de l’infini dans la géométrie, Pascal affirme que la lumière naturelle nous conduit à travailler sur l’incompréhensible et l’inconcevable. Notre sentiment naturel vis-à-vis du monde nous pousse à croire que le monde est finit et divisible jusqu’à une certaine limite, qu’il y a de l’indivisible. On ne conçoit pas naturellement la divisibilité à l’infini, car nous ne visualisons pas l’infini. Or ce n’est pas parce que l’infini nous est naturellement incompréhensible qu’il nous faut le nier. Pascal nous rappelle que l’homme « ne connaît naturellement que le mensonge ». S’il ne connaît naturellement que le mensonge, alors ce qu’il doit prendre pour véritable n’est pas dans ce qui lui paraît vrai, ni dans ce qui lui paraît faux (car le contraire d’une fausse connaissance n’est pas nécessairement vraie), mais « dans les choses dont le contraire lui paraît faux ». Pascal nous expose la démonstration par l’absurde. Si l’homme ne connaît naturellement que le mensonge, alors le vrai lui est incompréhensible. Si l’homme nie tout ce qui lui est incompréhensible, alors il nie une grande part de la vérité. La seule solution consiste donc non pas à essayer de comprendre l’incompréhensible, mais de montrer que la vérité incompréhensible ne peut pas ne pas être. C’est la théorie par l’absurde : « toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut (. . .) en examiner le contraire, et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est »

L’homme entre deux infinis conduit Pascal à penser que nous sommes incapables de comprendre les principes, comme les choses les plus composées. De plus Descartes ruine l’accès aux choses simples : l’homme est un mélange de corps et d’âme.

Pascal ruine ainsi la géométrie cartésienne : les premiers principes ne sont pas connaissables par l’homme ; la lumière naturelle ne nous donne pas l’idée de ce qui est véritable, mais seulement l’évidence de la fausseté de son contraire. Cette idée restant incompréhensible du point de vue de sa nature, la géométrie ne porte alors plus que sur les opérations des choses et non sur leur essence.

Cette question de la démonstration par l’absurde, jugé secondaire pour Arnauld et Nicole, est primordiale pour Pascal. En ce sens, le fait que Arnauld et Nicole aient fait du défaut « n’avoir aucun soin du vrai ordre de la nature », le défaut majeur des géomètres est significatif : c’est aussi par des règles sur cet ordre qu’ils ont remplacés les 3 règles de Pascal qui conseillent de ne pas démontrer tous ce qui est déjà connu ou évident.

4 Résumé de la méthode en huit règles.


Le chapitre onze présente un résumé de la méthode des sciences en huit règles. Ce résumé se présente sous la même forme que celui donné par Pascal dans son opuscule De l’Esprit Géométrique(II.32).

Dans ce résumé les règles de Pascal qui sous-entendent la dimension consensuelle de la science sont remplacées par des règles sur l’ordre naturel.

Arnauld et Nicole semblent reprendre Pascal dans ces chapitres pour son seul art de persuader. En revanche sa méthode est remplacée par celle de Descartes. Or chez Pascal l’art de persuader est indissociable de sa géométrie. En effet, puisque cette géométrie est fondée sur un consensus linguistique on comprend toute l’importance d’un art de persuader.

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